18.
Leurs yeux, toujours, lui prenaient la tête. Nu sur son lit, dans la chambre austère, semblable à une cellule monacale, il observait sans se lasser les vieilles photos noir et blanc qu’il avait regardées des milliers de fois.
Les yeux, toujours... leur résignation feutrée, sans espoir.
Comme ils prenaient la pose, même en sachant que leur vie touchait à sa fin. Même avec le nœud coulant autour du cou.
Dans l’album à la reliure fatiguée, il conservait quarante-sept photos et cartes postales classées par ordre chronologique. Il les avait rassemblées au fil des années. La première de sa collection, une vieille photo datant du 9 juin 1901, c’était son père qui la lui avait donnée. Dez Jones, pendu à Great River, Indiana. Dans la marge, on lisait, écrit à l’encre pâlie : « Le bal où je suis allé l’autre soir. Sûr qu’on a bien fêté ça ensuite. Ton fils, Sam. » Au premier plan, une foule en habits et chapeaux melons, et au fond, le corps qui se balance mollement.
Il tourna la page : Frank Taylor, Mason, Géorgie, 1911. La photo lui avait coûté cinq cents dollars, mais elle les valait bien. À l’arrière d’un boghei arrêté sous un chêne, on voyait le condamné, quelques secondes avant sa mort. Son visage ne reflétait ni peur, ni résistance. Un petit attroupement d’hommes et de femmes, bien vêtus, souriaient à l’appareil comme s’ils assistaient à l’arrivée de Lindbergh à Paris. Endimanchés comme sur un portrait de famille.
Si l’on se fiait à leurs regards, la pendaison était pour eux une chose convenable et naturelle. À en juger par celui de Taylor, il pensait ne pouvoir rien y faire.
Il extirpa du lit son corps lisse et musclé, se traîna jusqu’au miroir. Il avait toujours été baraqué. Ça faisait dix ans qu’il soulevait de la fonte. Il fit la grimace en gonflant ses pectoraux. Et massa une égratignure. Cette vieille salope lui avait plongé ses ongles dans la poitrine au moment où il passait le nœud coulant autour des tuyaux au plafond. Ça n’avait que peu saigné, mais il examina l’éraflure avec dégoût. Il aimait que rien ne vienne souiller son épiderme.
Il prit la pose devant la glace, contemplant le lion-chèvre à l’air féroce, tatoué sur son torse.
Très bientôt, cette bande de connards s’apercevraient qu’il ne s’agissait pas de haine raciale pure et simple. Ils déchiffreraient son comportement. Les coupables devaient être punis. Il fallait rétablir certaines réputations. Il n’avait pas d’antipathie particulière à l’égard de chacun d’eux. La haine n’avait rien à voir là-dedans. Il regrimpa dans le lit et se masturba sur la photo de Missy Preston, dont le cou fragile avait été brisé par la corde à Childers County, Tennessee, août 1931.
Sans même gémir, il éjacula avec force. Les genoux lui en tremblèrent. Cette vieille méritait la mort. La petite choriste aussi. Il était chauffé à bloc !
Il massa le tatouage qui lui barrait le torse. Très bientôt, je te libérerai, ma beauté...
Il rouvrit son album-photos à la dernière page —vide. Juste après celle de Morris Tulo et Sweet Brown, Longbow, Kansas, 1956.
Il l’avait gardée pour la bonne bouche. Et maintenant, il avait le cliché adéquat.
Il prit un bâton de colle et enduisit le verso de la photo. Puis la pressa sur la page vierge.
C’était la place qui lui revenait de droit.
Il se souvint d’elle, le regard levé vers lui, la tristesse de son sort inévitable gravée sur ses traits. Les yeux...
Il admira son nouvel ajout : Estelle Chipman, fixant l’objectif de ses yeux écarquillés, juste avant qu’il ne balance d’un coup de pied la chaise sur laquelle elle se tenait debout.
Ils prenaient toujours la pose.