8.

Alors qu’ils marchaient main dans la main vers son appartement de Castro, Cindy s’avoua in petto qu’elle était morte de trouille.

C’était la cinquième fois qu’Aaron Winslow et elle sortaient ensemble. Ils avaient vu Cyrus Chestnut et Freddie Hubbard au Blue Door, assisté à La Traviata à l’Opéra, traversé la baie en ferry pour aller dans un petit café jamaïcain qu’Aaron connaissait. Ce soir, ils venaient de voir ce film ravissant, Le Chocolat.

Peu importe où tout cela aboutirait, elle avait du plaisir à être avec lui. Il était plus profond que la plupart des hommes avec lesquels elle était sortie, et plus sensible sans contredit. Non content d’avoir des lectures inattendues, par exemple Une œuvre déchirante d’un génie renversant de Dave Eggers ou encore La Femme du Dieu de Feu d’Amy Tan, il menait la vie qu’il prêchait. Il bossait douze à seize heures par jour, était adoré dans son quartier, tout en s’arrangeant pour tenir son ego en échec. En interrogeant les gens pour son papier, on le lui avait dit et redit : Aaron Winslow était quelqu’un de bien.

Tout ce temps-là, pourtant, Cindy avait senti ce moment se profiler à l’horizon. Se précipiter de plus en plus près. Le tic-tac du compte à rebours. C’était une évolution naturelle, se répétait-elle. Pour reprendre la comparaison de Lindsay, leur gourbi allait exploser.

— Vous me semblez bien silencieuse, ce soir, lui dit Aaron. Ça va, Cindy ?

— Super bien, lui mentit-elle.

Elle songeait qu’il était l’homme le plus gentil avec lequel elle soit sortie, mais, bon Dieu, Cindy, c’est un pasteur. Pourquoi alors n’y as-tu pas pensé plus tôt ? Tu crois que c’est une bonne idée ? Réfléchis bien. Ne lui fais pas de mal. Ne t’en fais pas non plus.

Ils atteignirent l’entrée de l’immeuble de Cindy et s’immobilisèrent sous le porche éclairé. Il fredonnait les paroles d’un vieil air de Rhythm and Blues « I’ve Passed This Way Before ». Il avait même une belle voix.

Inutile de tourner plus longtemps autour du pot.

— Écoutez, Aaron, il faut que l’un de nous se dévoue. Vous voulez monter ? J’aimerais que vous me disiez oui, je détesterais que vous me disiez non.

Il soupira et sourit.

— Je ne sais pas vraiment comment le prendre, Cindy Je me sens un petit peu à côté de la plaque. Je, euh, je ne suis jamais sorti avec une blonde jusque-là. Je ne m’attendais pas du tout à ça.

— Je peux comprendre, fit-elle en souriant. Mais j’habite au premier. On pourrait parler de ça là-haut.

Sa bouche à lui tremblait légèrement et quand il lui effleura le bras, elle ressentit un frisson le long de l’échiné. Mon Dieu, comme il lui plaisait. Et elle se sentait en confiance avec lui.

— Je me sens prêt à franchir le pas, dit-il. Mais ce n’est pas un pas que je peux franchir à la légère. Alors je dois savoir. On se trouve bien ici tous les deux ? Au même endroit ?

Cindy se hissa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres des siennes. Aaron parut surpris, se raidit au premier abord ; puis lentement, il l’entoura de ses bras et s’abandonna à ce baiser.

Ce premier vrai baiser était en tout point comme elle l’avait espéré. Tendre, à couper le souffle. À travers sa veste, elle sentait battre son cœur, fort. Elle aimait bien qu’il ait peur, lui aussi. Ça la faisait se sentir encore plus proche de lui.

Quand ils se séparèrent, en le regardant au fond des yeux, elle lui dit :

— On se trouve bien ici. Au même endroit.

Elle sortit sa clé et le fit monter chez elle, le cœur en chamade.

— C’est super, dit-il. Et ce n’est pas une façon de parler.

Un mur de livres sur deux étagères et une cuisine à l’américaine.

— C’est vous... Cindy, ça me paraît tellement idiot de ne pas être venu ici plus tôt.

— C’est pas faute d’avoir essayé, repartit Cindy avec un grand sourire.

Mon Dieu, qu’elle était nerveuse.

Il la reprit contre lui, lui donnant cette fois un plus long baiser. Pas de doute, il savait embrasser. La moindre cellule de son corps était vivante. Les poils follets de ses bras, la chaleur entre ses cuisses ; elle se serra contre lui. Elle avait envie, besoin d’être tout près de lui, maintenant. Il avait un corps mince, mais plein de force.

Cindy se remit à sourire.

— Alors, qu’est-ce que vous attendiez ?

— Je ne sais pas. Une sorte de signe, peut-être.

Elle se nicha au creux de son corps, le sentit prendre vie.

— Ça, c’est un signe, lui dit-elle tout près de son visage.

— Je suppose que mon secret est éventé à présent. Oui Cindy, je vous aime bien.

Soudain la sonnerie stridente du téléphone retentit.

— Ah, bon Dieu, gémit-elle. Arrête-toi, fiche-nous la paix.

Chaque sonnerie semblait plus importune que la précédente. Par bonheur, le répondeur se déclencha enfin.

— Cindy, c’est Lindsay, lança la voix. C’est important. S’il te plaît. Décroche. Vite.

— Allez-y, dit Aaron.

— Maintenant que vous êtes enfin chez moi, ne profitez pas du temps que je passe au téléphone pour vous raviser.

Elle glissa la main derrière le canapé, chercha à tâtons le récepteur, le porta à son oreille.

— Il n’y a que pour toi que je fais exception, dit-elle.

— C’est drôle, j’allais te dire la même chose. Écoute ça.

Lindsay lui fit part de la nouvelle. Cindy ressentit une bouffée triomphale. C’était ce qu’elle avait attendu. C’était sa trouvaille qui avait lancé Lindsay sur la piste. Oui !

— A manana, dit-elle, et merci pour le coup de fil.

Elle raccrocha, se repelotonna contre Aaron et le regarda au fond des yeux.

— Vous vouliez un signe. Je crois qu’il ne peut pas y en avoir de meilleur, lui dit-elle, le visage rayonnant. On l’a retrouvé, Aaron.

 

2e chance
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