5.
Une fois Claire partie, je me suis sentie confortée par sa découverte. C’était du bon matos. Karen a frappé et m’a tendu une chemise.
— De la part de Simone Clark.
C’était le dossier que j’avais réclamé au service du personnel. Celui d’Edward R. Chipman.
Je l’ai fait glisser hors de l’enveloppe et j’ai commencé à lire.
Chipman, après une carrière bien remplie d’agent de police, avait pris sa retraite en 1994 avec le grade de sergent. Il avait obtenu par deux fois des éloges de ses supérieurs pour avoir fait preuve de courage dans son boulot.
Je me suis attardée sur sa photo. Visage émacié et buriné, coiffure afro touffue, en vigueur à la fin des années soixante. On l’avait sans doute prise le jour de son entrée dans le service. J’ai parcouru le reste du contenu. Qu’est-ce qui pouvait pousser quelqu’un à tuer la veuve d’un tel homme ? Aucun blâme ne figurait dans son dossier. Que ce soit pour violence policière ou autre. En trente ans de carrière, il n’avait jamais fait usage de son arme. Il faisait partie de la Cellule de police de proximité des cités de Potrero Hill, était membre des Agents pour la Justice, groupe d’action pro-minorités, qui faisait du lobbying en faveur des représentants de l’ordre de race noire, dont il défendait les intérêts. Chipman, comme la majorité des flics, avait effectué dignement une carrière sans histoires ni problèmes, n’était jamais passé en commission d’examen ni placé sous le feu des projecteurs. Rien là-dedans ne me permettait d’établir le moindre lien avec Tasha Catchings ou son oncle, Kevin Smith.
Avais-je extrapolé dans cette affaire ? S’agissait-il même de meurtres en série ? Mes antennes perso crépitaient. Je sais qu’il y a quelque chose là-dessous. Arrête ça, Lindsay.
Lorraine Stafford frappant à ma porte m’a soudain – et violemment – ramenée à la réalité.
— Vous avez une minute, lieutenant ?
Je l’ai priée d’entrer. Le véhicule volé, m’a-t-elle appris, appartenait à un certain Ronald Stasic. Il enseignait l’anthropologie dans un centre universitaire de cycle court à Mountain View.
— Apparemment, la fourgonnette a été volée sur le parking de son lieu de travail. La raison pour laquelle il a signalé tardivement sa disparition, c’est qu’il était parti à Seattle le même soir pour un entretien d’embauche.
— Qui était au courant de son voyage ? »
Elle a feuilleté ses notes.
— Sa femme. L’administrateur du centre. Il a deux classes et donne des cours particuliers à des étudiants d’autres établissements du coin.
— L’un de ses élèves a-t-il exprimé de l’intérêt pour sa fourgonnette ou l’endroit où elle était garée ?
Elle a eu un petit rire.
— D’après lui, la moitié de ces jeunes roulent en BMW ou en Saab. Pourquoi s’intéresseraient-ils à une fourgonnette de six ans d’âge ?
— Et l’autocollant à l’arrière ?
J’ignorais totalement si Stasic avait quelque chose à voir avec ces tueries, mais sa fourgonnette arborait le même symbole que celui retrouvé dans le sous-sol d’Oakland.
Lorraine a haussé les épaules.
— Il m’a dit qu’il ne l’avait jamais vu auparavant. Je lui ai rétorqué que j’allais vérifier ses déclarations en lui demandant s’il accepterait de se soumettre au détecteur de mensonge. Il m’a répondu banco !
— Tu ferais mieux de vérifier si l’un de ses amis ou de ses élèves a des penchants politiques bizarroïdes.
Lorraine a opiné.
— Je vais m’en occuper, mais ce type est tout à fait réglo, Lindsay. Il a réagi comme si le ciel lui était tombé sur la tête.
En cours d’après-midi, j’ai acquis le sentiment dérangeant que dans cette affaire, on nageait en plein brouillard. J’étais persuadée qu’il s’agissait de meurtres en série, mais peut-être que notre meilleure piste, c’était ce mec avec la chimère brodée sur sa veste en jean.
Mon téléphone a sonné, me faisant tressaillir. C’était Jacobi.
— Mauvaise nouvelle, lieutenant. On a planqué devant ce foutu Perroquet Bleu toute la journée. Nada. Alors, on a fait en sorte d’arracher au barman que les mecs que tu recherches, c’est de la vieille histoire. Ils se sont séparés, il y a cinq, six mois. Le mec le plus baraqué qu’on ait vu était un souleveur de fonte avec un T-shirt « le Rock Règne ».
— Qu’est-ce que tu entends par « se séparer », Warren ?
— Vamos, qu’ils ont bougé. Quelque part au sud. Selon le type, deux ou trois mecs qui zonaient avec eux passent encore de temps en temps. Un grand rouquin, entre autres. Mais en fait, ils ont taillé la route.
— Reste là-dessus. Trouve-moi ce rouquin.
Avec la fourgonnette qui ne menait nulle part et sans aucun lien établi entre les victimes, ce symbole de lion à queue de serpent était tout ce que nous avions à nous mettre sous la dent.
— Rester là-dessus ? a gémi Jacobi. Combien de temps ? Ça peut prendre des jours et des lunes !
— Je t’enverrai des sous-vêtements de rechange, lui ai-je dit avant de raccrocher.
Je suis restée là un petit moment à me balancer sur mon fauteuil, avec un sentiment de terreur grandissant. Ça faisait trois jours qu’on avait tué Tasha Catchings et trois jours avant elle, on avait tué Estelle Chipman.
Je n’avais rien. Aucun indice significatif. Seulement ce que le tueur nous avait laissé. Cette sacrée chimère.
Et aussi ce que je savais d’eux... les sériai killers tuent. Les tueurs en série ne cessent pas tant qu’on ne les arrête pas.