17.
J’ai pris mon dimanche matin et emmené Martha se balader au bord de la baie, puis j’ai fait du taï-chi à Marina Green. À midi, en jeans et sweat-shirt, j’étais de retour à mon poste. Le lundi, l’enquête tendait au point mort, sans nouvelles pistes de travail. On diffusait des communiqués pour que la presse nous lâche les baskets. Chaque questionnement bloqué, chaque impasse frustrante ne faisaient que nous rapprocher du moment où Chimère frapperait à nouveau.
Je rapportais des dossiers à Jill quand la porte de l’ascenseur s’est ouverte sur le DG Mercer. Il a paru surpris de me voir, mais pas fâché.
— Venez faire un tour avec moi, m’a-t-il dit.
La voiture de Mercer l’attendait devant l’entrée latérale sur la Huitième Rue. Le policier au volant s’est penché et Mercer lui a indiqué :
— À West Portai, Sam.
West Portai était un quartier de classe moyenne à population mixte, loin du centre-ville. J’ignorais pourquoi Mercer tenait à me traîner là-bas en pleine journée.
Pendant le trajet, Mercer m’a posé quelques questions, mais il est resté silencieux la plupart du temps. J’ai été saisie d’un frisson : Il va me retirer l’affaire.
Le chauffeur s’est arrêté dans une rue résidentielle que je n’avais encore jamais vue. Il s’est garé devant une petite maison bleue victorienne en face du terrain de jeux d’un lycée. Un match de basket improvisé était en cours.
J’ai ouvert le feu la première.
— De quoi vouliez-vous me parler, chef ?
Mercer s’est tourné vers moi.
— Avez-vous des modèles, Lindsay ?
— Style Amelia Earhart ou Margaret Thatcher ?
J’ai fait signe que non. Je n’avais jamais grandi avec ce genre de préoccupation en tête.
— Claire Washburn, à la rigueur, ai-je ajouté en souriant.
Mercer a approuvé.
— Arthur Ashe a toujours été l’un de mes héros préférés. À quelqu’un qui lui demandait si c’était dur de vivre avec le sida, il a répondu : « De très loin pas aussi dur que de vivre et de grandir en étant noir aux États-Unis. »
Son air s’est fait plus grave.
— Vernon Jones a déclaré au maire que j’ai perdu de vue le véritable enjeu de cette affaire.
Il m’a montré du doigt la maison bleue de l’autre côté de la rue.
— Vous voyez cette maison ? C’est celle de mes parents. J’ai grandi ici. Mon père était mécanicien à la gare de triage et ma mère tenait la comptabilité d’un fournisseur d’électricité. Ils ont bossé toute leur vie pour que ma sœur et moi fassions des études. Elle est aujourd’hui juriste à Atlanta. Mais c’est de là qu’on vient.
— Mon père travaillait lui aussi pour la municipalité, ai-je fait en opinant.
— Je sais que je ne vous l’ai jamais dit, Lindsay, mais je connaissais votre père.
— Vous le connaissiez ?
— Oui, on a commencé ensemble, comme simples flics au commissariat central. On a même fait équipe ensemble quelquefois. Marty Boxer... votre père était une espèce de légende, Lindsay et pas forcément pour son attitude exemplaire.
— Apprenez-moi quelque chose que j’ignore.
— Très bien... - il a marqué un temps
— ... c’était un bon flic à l’époque. Un sacré bon flic. Beaucoup d’entre nous se calquaient sur lui.
— Avant qu’il ne prenne ses cliques et ses claques.
Mercer m’a regardée.
— Vous devez savoir, à l’heure qu’il est, qu’il se passe des choses dans la vie d’un flic qui peuvent le pousser à faire des choix que les autres n’ont pas la possibilité de comprendre facilement.
J’ai approuvé d’un signe de tête.
— Ça fait vingt-deux ans que je n’ai plus parlé avec lui.
Mercer a acquiescé.
— Je ne peux rien dire de lui en tant que père ni en tant que mari, mais y a-t-il une chance qu’en tant qu’homme, ou du moins en tant que flic, vous l’ayez jugé sans connaître tous les faits ?
— Il n’est jamais resté assez longtemps dans le paysage pour me communiquer tous les faits, ai-je dit.
— Excusez-moi, m’a fait Mercer. Je vous raconterai certaines choses sur Marty Boxer, mais une autre fois.
— Me raconter quoi ? Quand ?
Il s’est retranché derrière sa discrétion et a notifié au chauffeur qu’il était temps de rentrer au palais.
— Quand vous aurez trouvé Chimère.