39.
J’ai couru d’une traite jusqu’à l’ascenseur au bout du couloir, puis jusqu’au bureau de Jill.
En entrant, je l’ai aperçue, allongée sur le canapé.
Une équipe du Samu, qui se trouvait par bonheur à la morgue, était déjà sur place. On avait fourré des serviettes, des serviettes ensanglantées, sous sa jupe bleu foncé. Elle avait beau détourner son visage, elle avait une mine grisâtre, un air apathique et effrayé que je ne lui connaissais pas. En un éclair, j’ai compris ce qui était arrivé.
— Oh Jill, ai-je dit en m’agenouillant près d’elle. Oh, ma chérie, je suis là.
Elle a souri en m’apercevant, légèrement méfiante et apeurée. Ses yeux d’un bleu intense en temps normal étaient de la couleur d’un ciel d’orage.
— Je l’ai perdu, Lindsay, m’a-t-elle annoncé. J’aurais dû m’arrêter de travailler. J’aurais dû les écouter. T’écouter, toi. Je croyais que je voulais ce bébé plus que tout au monde, mais peut-être pas. Je l’ai perdu.
— Oh Jill, ai-je fait en lui prenant la main. Ce n’est pas ta faute. Ne dis pas une chose pareille. C’est pour des raisons médicales. Il y avait un risque, tu le savais au départ. Il y a toujours un risque.
— C’est ma faute, Lindsay.
Ses yeux se sont soudain emplis de larmes.
— Je crois que je ne le voulais pas assez fort.
Une infirmière du Samu m’a demandé de m’écarter et on a relié Jill à un goutte-à-goutte et à un monitoring. J’étais de tout cœur avec elle. Elle qui était si forte et si indépendante, d’habitude. Mais je l’avais vue se transformer ; elle avait tant espéré ce bébé. Qu’avait-elle fait pour mériter ça ?
— Où est Steve, Jill ? lui ai-je demandé en me penchant.
Elle a repris son souffle.
— À Denver. Avril l’a joint au téléphone. Il est en route.
Claire a surgi tout à coup dans la pièce.
— Je suis venue dès que j’ai appris la nouvelle, a-t-elle dit.
Elle m’a lancé un regard inquiet, puis a demandé à l’infirmière :
— Où en est-on ?
On lui a répondu que les organes vitaux de Jill étaient en parfait état, mais qu’elle avait perdu beaucoup de sang. Quand Claire a mentionné le bébé, l’infirmière a fait non de la tête.
— Oh ma chérie, a dit Claire en serrant la main de Jill et en s’agenouillant. Tu te sens comment ?
Des larmes coulaient sur le visage de Jill.
— Oh, Claire, je l’ai perdu. J’ai perdu mon bébé.
Claire a repoussé d’une caresse une mèche de cheveux humide du front de Jill.
— Ça va aller. Ne t’inquiète pas. On va prendre bien soin de toi.
— Il faut qu’on l’emmène maintenant, a dit l’infirmière du Samu. On a prévenu son médecin. Elle nous attend à Cal Pacific.
— On vient avec toi, ai-je dit. On sera avec toi tout le temps.
Jill s’est obligée à sourire, puis s’est raidie.
— On va me forcer à accoucher, hein ?
— Je ne crois pas, lui a répondu Claire.
— Je sais que si, a fait Jill en secouant la tête.
Elle était la personne la plus résolue de mon entourage, mais la vérité effroyable qui se faisait jour en elle et se reflétait dans ses yeux était quelque chose dont je me souviendrai le restant de mes jours.
La porte s’est ouverte et un autre infirmier du Samu est entré en faisant rouler une civière.
— Il est temps d’y aller, a dit la femme qui s’était occupée d’elle.
Je me suis penchée tout près de Jill.
— On sera avec toi, lui ai-je chuchoté.
— Ne me quittez pas, a-t-elle dit en me prenant la main.
— Tu ne vas pas te débarrasser de nous aussi facilement.
— C’est ça, les nanas de la crime, pas vrai ? a murmuré Jill avec un sourire crispé.
Ils l’ont installée sur la civière. Claire et moi, on leur a donné un coup de main. Une serviette ensanglantée est tombée mollement sur le sol sans tache du bureau de Claire.
— Ça sera un garçon, a murmuré Jill, respirant avec peine. Je voulais un garçon, je pense que je peux l’avouer maintenant.
J’ai croisé doucement ses mains sur ses genoux.
— Simplement, je ne l’ai pas voulu assez fort, a fait Jill.
Puis elle s’est mise à sangloter sans pouvoir s’arrêter.