31.
Cet après-midi-là au Chronicle, installée face à son écran d’ordinateur, Cindy déroulait les résultats d’une nouvelle vaine recherche, en sirotant un jus d’orange.
Quelque part, tout au fond de la poubelle de sa mémoire, se trouvait quelque chose qu’elle y avait stocké, un souvenir tenace qu’elle n’arrivait pas à retrouver. La Chimère... le mot utilisé dans un autre contexte, sous une autre forme, et qui aiderait à résoudre l’affaire.
Elle avait compulsé cal, les archives en ligne du Chronicle, et était restée bredouille. Elle avait eu recours aux moteurs de recherche habituels : Yahoo, Jeeves, Google. Ses antennes persos bourdonnaient à haute tension. Elle pressentait, comme Lindsay, que ce monstre fantastique conduisait ailleurs qu’à des groupuscules racistes. Il menait à un esprit très tordu et très intelligent.
Allez. Elle soupira, appuyant sur la touche ENTER avec frustration. Je sais que tu es quelque part là-dedans.
La journée était presque finie et elle n’avait rien découvert. Pas la moindre piste pour l’édition du lendemain matin. Son rédac’chef aurait les boules. On a des lecteurs, maugréerait-il. Les lecteurs désirent une certaine continuité. Elle devrait lui promettre de lui donner quelque chose. Mais quoi ? L’enquête piétinait.
Quand elle tomba dessus, elle était branchée sur Google, en train de lire avec lassitude la huitième page de réponses. Cela la frappa comme une gifle.
Chimère... L’Enfer en Cellule, compte rendu de la vie en prison à Pélican Bay, par Antoine James. Publication posthume sur les rigueurs, les cruautés et l’existence criminelle en milieu carcéral.
Pélican Bay... Pélican Bay, c’était là qu’on jetait le pire des pires fauteurs de troubles du système pénitentiaire californien. Les délinquants violents qu’on n’arrivait à contrôler nulle part ailleurs.
Elle se rappelait à présent qu’elle avait lu quelque chose sur Pélican Bay dans le Chronicle, deux ans plus tôt, peut-être. C’était là qu’elle avait entendu parler de Chimère. Tout se recoupait. C’était ça qui l’avait tellement tarabustée.
Elle fit pivoter son fauteuil vers le terminal cal sur une étagère voisine. Remontant ses lunettes sur son front, elle tapa l’objet de sa demande. Antoine James.
Cinq secondes plus tard, une réponse apparut. Un article daté du 10 août 1998. Deux ans auparavant. Son auteur n’était autre que Deb Meyer, l’un des rédacteurs du supplément du dimanche. Il était intitulé :
« un journal posthume décrit avec force détails un univers de cauchemar et de violence derrière les barreaux ».
Elle cliqua sur la barre du menu et, en quelques secondes, un fac-similé de l’article surgit sur l’écran. C’était un reportage Tranches de Vie du cahier Métropole du Dimanche. Antoine James, purgeant une peine d’une dizaine d’années à Pélican Bay pour vol à main armée, avait été poignardé à mort lors d’une bagarre dans la prison. Il avait tenu un journal qui retraçait avec de nombreux détails inquiétants la vie des détenus, en prétendant que mouchardage forcé, agressions racistes, tabassage par les gardiens et violence permanente des gangs étaient leur lot quotidien.
Elle imprima l’article, quitta cal et fit repivoter son fauteuil vers son plan de travail. Elle s’y adossa, les pieds calés sur une pile de livres. Elle parcourut la page.
« À l’instant où l’on franchit les portes de Pélican Bay, l’existence devient une guerre permanente face à l’intimidation des gardiens et à la violence des gangs, avait écrit James dans un cahier noir d’écolier. Les gangs sont garants de votre statut, de votre identité et aussi de votre protection. Tout un chacun prête serment et quel que soit le groupe auquel on appartient, c’est lui qui contrôle qui vous êtes et ce qu’on attend de vous. »
Cindy sauta quelques lignes plus bas. La prison était un nœud de vipères où les gangs faisaient régner la loi du talion. Les Blacks se divisaient entre Bloods et Daggers, à égalité avec les Muslims. Les Latinos se divisaient entre Nortenos en bandana rouge et Serranos en bandana bleu, plus la Mafia mexicaine, Los Eme. Chez les Blancs, on trouvait les Guineas et les Bikers, plus un groupe de sous-racaille surnommé les Stinky Toilet People. Plus les Aryens, suprématistes.
« Certains de ces groupes sont ultrasecrets », écrivait James. « Une fois admis, on devient intouchable. L’un de ces groupes de race blanche est particulièrement dangereux. Constitué de types condamnés à une peine maximale pour des crimes avec violence. Ils avaient ouvert le ventre d’un Black simplement à cause d’un pari sur ce qu’il avait mangé. »
La phrase suivante provoqua une décharge d’adrénaline chez Cindy. James donnait le nom de ce groupe — Chimère.