21.
Une brise glacée en provenance de la baie fendait la nuit tandis que Jill se pelotonnait sur le quai, devant le terminus du BART.
Il était six heures passées. Des hommes en uniforme bleu, coiffés encore de leurs casquettes à courte visière, émergeaient du dépôt, leur journée de boulot terminée. Jill cherchait un visage dans le groupe qui sortait. Il avait beau avoir été un délinquant juvénile avec un casier, vingt ans plus tôt, il s’était racheté une conduite. Il avait été décoré à l’armée, s’était marié et travaillait depuis vingt ans comme conducteur du BART. Il n’avait fallu à Avril que quelques heures pour le retrouver.
Un Black courtaud et costaud, en casquette de cuir noir et coupe-vent des 49ers, salua une poignée de ses collègues et s’avança vers elle. Il lui lança un coup d’œil méfiant.
— Au bureau, on m’a dit que vous m’attendiez ? Pourquoi ?
— Kenneth Charles ? demanda Jill.
L’homme approuva.
Jill se présenta en lui tendant sa carte. Charles ouvrit de grands yeux.
— Je vais pas faire mystère qu’il y a un bail que personne du palais de la prétendue justice ne s’est intéressé à moi.
— Pas à vous, monsieur Charles, répondit Jill, tâchant de le mettre à l’aise. Mais à quelque chose dont vous auriez pu être témoin, il y a très longtemps. Vous voyez un inconvénient à m’en parler ?
Charles haussa les épaules.
— Ça vous dérange si on marche ? Ma voiture est garée là-bas.
Il lui fit franchir le portail grillagé d’un parking sur le quai.
— On a déterré de vieilles affaires, lui expliqua Jill. Je suis tombée sur l’une de vos dépositions. Dans l’affaire Frank Coombs.
En entendant ce nom, Charles s’immobilisa.
— J’ai lu ce que vous avez déclaré, poursuivit Jill. Ce que vous avez dit avoir vu. J’aimerais entendre votre version.
Kenneth Charles, consterné, refusa de la tête.
— Personne n’a cru un mot de ce que j’ai dit à l’époque. On n’a pas voulu que j’aille au tribunal. On m’a traité de voyou. À quoi bon vous y intéresser aujourd’hui ?
— Vous étiez un gamin avec un casier, vous aviez eu affaire à la justice à deux reprises, lui répondit Jill avec franchise.
— Tout ça est vrai, reconnut Kenneth Charles, mais j’ai vu ce que j’ai vu. De toute façon, beaucoup d’eau est passée sous les ponts depuis. Il me reste douze ans à tirer avant la retraite. Si j’ai bien compris, un type s’est pris vingt ans de taule pour ce qu’il a fait ce soir-là.
Jill le fixa droit dans les yeux.
— Je veux m’assurer que c’est le bon type qui a purgé vingt ans de prison pour ce qui s’est passé ce soir-là. Écoutez, on n’a pas rouvert le dossier de l’affaire. Je ne vais arrêter personne. Mais j’aimerais la vérité. Je vous en prie, monsieur Charles.
Ce dernier lui raconta tout : il regardait la télé en fumant de l’herbe, il avait entendu une bagarre sous ses fenêtres, une gueulante, puis des cris étouffés. Quand il avait regardé dehors, il avait vu ce jeune qu’on étranglait.
Puis, Jill toujours à l’écoute, tout changea. Elle reprit vivement son souffle.
— Il y avait deux hommes en uniforme. Deux flics qui plaquaient Gerald Sikes au sol, lui dit Charles.
— Pourquoi n’avez-vous rien fait ? demanda Jill.
— Vous devez voir les choses comme à l’époque. À ce moment-là, si vous aviez un uniforme bleu, vous étiez Dieu en personne. J’étais rien qu’un petit voyou, d’accord ?
Jill plongea son regard dans le sien.
— Vous vous souvenez de ce second flic ?
— Je croyais qu’il n’était pas question d’arrestation.
— Non. C’est à titre personnel. Si je vous montrais une photo, vous croyez que vous pourriez me le désigner ?
Ils reprirent leur marche et atteignirent une Toyota flambant neuve. Jill ouvrit sa serviette, sortit la photo et la lui montra.
— C’est lui le policier que vous avez vu, monsieur Charles ?
Il examina la photo un long moment. Puis il déclara :
— Oui, c’est bien l’homme que j’ai vu.