2.
C’est sous une bruine piquante que je suis arrivée à l’église de La Salle Heights.
Des centaines de personnes endeuillées, vêtues de noir, s’entassaient dans la nef grêlée par les balles. On avait drapé une bâche sur le trou béant qui remplaçait le vitrail. Sombre drapeau qui claquait sous la brise.
Fernandez, le maire, était présent, avec d’autres gros bonnets de la municipalité que je connaissais de vue. Vernon Jones, le militant, était posté à proximité de la famille. Le DG Mercer était là, lui aussi. La fillette avait droit aux funérailles les plus importantes que la ville ait connues depuis des années. Ça rendait sa mort encore plus triste.
Au fond de la chapelle, en tailleur noir, j’ai aperçu Cindy. On s’est fait un signe de tête quand nos regards se sont croisés.
Je me suis installée à côté de Mercer parmi une délégation du SFPD. Bientôt, le célèbre chœur de La Salle Heights s’est mis à interpréter Je prendrai mon envol d’une façon obsédante. Je ne connais rien de plus émouvant qu’un hymne à la joie résonnant dans une église pleine à craquer. J’ai mon credo personnel, basé peu ou prou sur mon expérience de la rue : rien dans la vie ne se divise jamais simplement, en bien ou en mal, en condamnation ou en rédemption. Mais alors que les voix en crescendo transportaient l’assistance, il ne m’a pas paru déplacé de prier en mon for intérieur que l’on prenne en pitié cette âme innocente.
Une fois que le chœur se fut tu, Aaron Winslow s’est avancé jusqu’au micro. Il était très élégant dans son costume noir. Il a évoqué Tasha Catchings comme seul pouvait le faire quelqu’un qui l’avait connue toute sa vie : ses fous rires de petite fille ; l’assurance que ça lui donnait d’être la plus jeune du chœur ; le désir qu’elle avait d’être une diva ou une architecte qui participerait à la rénovation de son quartier. Avant de terminer en disant que seuls les anges, désormais, ouïraient sa voix merveilleuse.
Il ne parlait pas en aimable homme d’Église exhortant ses ouailles à tendre l’autre joue. Son discours était porteur d’espoir, très affectif, plein d’accents vrais. Je ne pouvais le regarder sans me rappeler que ce bel homme avait connu les champs de bataille de l’Opération Tempête du Désert et que, pas plus tard que l’autre jour, il avait risqué sa vie pour protéger les enfants sous sa garde.
Il nous a dit, d’une voix douce mais ferme, qu’il ne pouvait pas pardonner ni s’empêcher de condamner.
— Seuls les saints ne condamnent pas, a-t-il ajouté. Et croyez-moi, je n’ai rien d’un saint. Je suis comme chacun de vous, un homme simple qui est las de pactiser avec l’injustice.
Il a regardé en direction du DG Mercer.
— Retrouvez le tueur. Que le tribunal le condamne. Ce n’est pas une question de politique ni de foi ni même de couleur de peau. Il s’agit du droit d’être libéré de la haine. Je suis convaincu que le monde ne vole pas en éclats, même face au pire acte possible. Le monde panse de lui-même ses plaies.
L’assemblée s’est levée, a applaudi, pleuré. J’ai imité les autres. J’avais les yeux humides. Aaron Winslow conférait une dignité telle à cette cérémonie. Tout fut bouclé en moins d’une heure. Pas de sermon enflammé, rien que de vagues amen. Mais une tristesse qu’aucun de nous n’oublierait jamais.
La mère de Tasha paraissait si forte en suivant le cercueil à l’extérieur, celui de sa fille si jeune qu’on emportait vers son repos éternel.
Je suis sortie alors que le chœur entonnait Que le cercle ne soit jamais brisé. Je me sentais engourdie, abattue.