15.
Samedi. Sept heures approchaient. Une longue semaine de folie, incroyablement stressante, touchait à sa fin. Trois personnes étaient mortes. Ma seule piste sérieuse s’était évaporée aussitôt trouvée.
Il fallait que je parle à quelqu’un. Je suis montée au septième étage, qui abritait les services du procureur. À deux portes du grand homme se trouvait le bureau d’angle de Jill.
L’endroit était plongé dans l’obscurité, les divers box vides, le personnel éparpillé par le week-end. En un sens, tout en ayant besoin de m’épancher, j’espérais un peu que Jill – la nouvelle Jill – serait chez elle, en train de compulser des catalogues d’échantillons pour la chambre de son futur bébé.
Mais en approchant, j’ai entendu de la musique classique filtrer par la porte entrebâillée de son bureau.
J’ai frappé doucement et j’ai poussé le battant. Jill était là, dans son fauteuil préféré, les genoux remontés sur sa poitrine et un grand carnet posé par-dessus. De hautes piles de dossiers s’entassaient sur son bureau.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui ai-je demandé.
— Prise sur le fait, a-t-elle soupiré, mains levées, simulant la reddition. Juste cette sacrée affaire Perrone. Réquisitoire lundi matin.
Jill touchait au terme d’un procès très médiatisé, celui d’un propriétaire négligent, accusé d’homicide involontaire par suite de l’effondrement d’un plafond défectueux sur un enfant de huit ans.
— Tu es enceinte, Jill, et il est sept heures passées.
— C’est aussi le cas de Connie Sperling, l’avocate de la défense. On appelle déjà ça la Bataille des Bedons.
— Peu importe comment on l’appelle. Si c’est ça mettre la pédale douce, tu repasseras.
Jill a baissé le son du lecteur CD et étiré ses longues jambes.
— De toute façon, Steve n’est pas en ville. Qu’est-ce que ça change ? J’agirais pareil à la maison.
Elle a penché la tête et souri.
— Tu me surveilles ?
— Non, mais peut-être que quelqu’un devrait.
— Bon Dieu, Lindsay, je prépare mes notes, je ne cours pas un marathon. Je vais bien. De toute façon – elle a vérifié l’heure à sa montre – depuis quand es-tu devenue une chienne de garde modèle ?
— Je ne suis pas enceinte, moi, Jill. Mais très bien, très bien – j’arrête de te faire la leçon.
Je suis entrée dans la pièce. J’ai regardé la photo de la finale de foot féminin de l’université de Stanford, ses diplômes encadrés et des photos de Steve et d’elle en train de grimper ou de courir avec leur labrador noir, Snake Eyes.
— J’ai encore de la bière au frigo, si tu daignes te poser, m’a-t-elle dit en balançant son carnet sur le bureau. Prends-moi une Buckler.
Ce que j’ai fait. Puis j’ai déplacé la veste de son tailleur noir Max Mara, l’ai jetée hâtivement sur les coussins, et me suis effondrée sur le cuir du canapé. On a levé nos bouteilles et de concert, on a lâché toutes les deux :
— Alors... comment avance ton affaire ?
— Toi, d’abord, a dit Jill en riant.
Je lui ai indiqué du pouce et de l’index que je n’avais que dalle ou quasiment. Je l’ai guidée à travers le labyrinthe de mes impasses : la fourgonnette, le dessin de la chimère, la photo de surveillance des Templiers, l’absence de résultats de l’équipe de police scientifique sur le lieu de l’embuscade Davidson.
Jill est venue me rejoindre sur le canapé.
— Tu veux qu’on en parle, Linds ? Comme tu me l’as dit, tu n’es pas montée ici pour t’assurer que je me conduisais bien.
J’ai souri d’un air coupable, puis j’ai posé ma bière sur la petite table.
— Il faut que j’oriente ailleurs mon enquête, Jill.
— D’accord, m’a-t-elle dit. Je t’écoute... ça restera entre nous.
Point par point, je lui ai exposé ma théorie, à savoir que l’assassin n’était pas un fou furieux, propagateur de haine raciste, mais un tueur déterminé et plein d’audace, menant une vendetta ciblée.
— Peut-être que tu vas trop loin, m’a objecté Jill. Tout ce que tu as, ce sont trois meurtres qui visent des Afro-Américains.
— Mais pourquoi ces victimes-là, Jill ? Une fillette de onze ans ? Un flic décoré ? Estelle Chipman, dont le mari est mort depuis cinq ans ?
— J’en sais rien, ma chérie. Je me contente de les épingler au mur au fur et à mesure que tu me les énumères.
J’ai souri. Puis je me suis penchée en avant.
— Jill, j’ai besoin de ton aide. Il faut que je trouve ce qui relie ces victimes. Je sais qu’un lien existe, quelque part. Il faut que j’étudie d’anciennes affaires où un plaignant de race blanche a été victimisé par un agent de race noire. C’est dans cette direction-là que mon flair me pousse. C’est là, je pense, que ces crimes pourraient puiser leur origine. Ils sont en rapport avec une vengeance.
— Et si la prochaine victime n’a jamais rien eu de commun avec un policier ? Qu’est-ce que tu feras, alors ?
Je l’ai regardée d’un air implorant.
— Tu m’aideras ?
— Bien sûr que je vais t’aider, m’a-t-elle dit en secouant la tête avec évidence. Ouais... y a-t-il quelque chose, n’importe quoi, qui m’aiderait à circonscrire mes recherches ?
J’ai opiné.
— C’est un homme, de race blanche, avec un ou plusieurs tatouages.
— Ça devrait aller, m’a-t-elle dit en levant les yeux au ciel.
Je lui ai pressé la main. Je savais que je pouvais compter sur elle. J’ai regardé ma montre. Sept heures et demie.
— Je ferais mieux de te laisser terminer pendant que tu en es encore aux trois premiers mois.
— Ne t’en va pas, Lindsay, m’a dit Jill en me prenant le bras. Attends.
J’ai décelé soudain quelque chose : son regard perdu dans le vague amoindrissait son air professionnel en diable.
— Quelque chose ne va pas, Jill ? Le médecin t’a dit quelque chose ?
Avec son gilet sans manches, ses cheveux bruns bouclés, elle était la loi incarnée, la parfaite image du numéro deux des instances juridiques de la ville. Mais elle tremblait légèrement.
— Non, je vais bien. En fait, je suis en pleine forme sur le plan physique. Je devrais être heureuse, non ? Je vais avoir un bébé. Je devrais ne pas toucher terre.
— Tu ressens ce que tu ressens, point barre, Jill.
Je lui ai pris la main. Elle a acquiescé, l’œil vitreux. Puis a replié ses genoux contre sa poitrine.
— Quand j’étais petite, parfois je me réveillais en pleine nuit. J’avais toujours cette légère terreur, ce sentiment que le monde entier dormait, que sur cette énorme planète, j’étais la seule au monde à être réveillée. Parfois, mon père entrait dans ma chambre et tentait de me rendormir en me berçant. Il était en bas dans son bureau, à préparer ses affaires, et il passait toujours jeter un œil sur moi avant d’aller se coucher. Il m’appelait son second violon. Mais, malgré sa présence, je me sentais tellement seule.
Elle a agité la tête vers moi, les yeux pleins de larmes.
— Regarde-moi. Steve est parti pour deux jours et je me couvre de ridicule.
— Je ne te trouve pas ridicule du tout, lui ai-je affirmé, en caressant son beau visage.
— Je ne peux pas perdre ce bébé, Lindsay. Je sais que ça peut paraître idiot. Je porte la vie. Elle est là, toujours en moi, tout près de moi. Comment se fait-il que je me sente si seule ?
Je l’ai attrapée fermement par les épaules. Mon père n’avait jamais été là pour me rendormir en me berçant. Avant même qu’il nous quitte, il faisait partie de l’équipe de nuit et allait toujours chez McGoey prendre une bière, ensuite. Par moments, les battements de cœur que je sentais les plus proches de moi, c’étaient ceux des ordures que je devais pourchasser.
— Je sais ce que tu veux dire, me suis-je surprise à murmurer, sans lâcher Jill. Parfois, je ressens la même chose, moi aussi.