28.
J’ai préparé du café pour mon père et une tasse de Red Zinger pour moi. Je lui ai fait faire un rapide tour du propriétaire, l’ai présenté à Martha qui, à l’encontre de mes objurgations muettes, s’est prise d’une affection instantanée pour ce cher vieux papa.
On s’est installés sur mon canapé en toile blanche, Martha roulée en boule aux pieds de mon père. Je lui ai donné un gant humide dont il s’est tamponné une égratignure sur la joue.
— Désolée pour ce bleu, lui ai-je dit, en tenant la tasse chaude sur mes genoux.
Désolée, tu parles.
— Je méritais pire, m’a-t-il fait avec un sourire et un haussement d’épaules.
— Ouais, en effet.
On était assis face à face. Ni l’un ni l’autre ne savions tout à fait par où commencer.
— Bon, je subodore que maintenant, tu vas me mettre au courant de ce que tu as fabriqué ces vingt-deux dernières années ?
Il a avalé une gorgée et reposé sa tasse.
— Bien sûr. Je peux faire ça.
Il m’a passé sa vie en revue, qui m’a paru plutôt une spirale cahotante de malchance. Il avait été second, d’après ce que je savais, là-bas, à Redondo Beach. Puis avait démissionné pour entrer dans une agence de sécurité privée. Des célébrités pour clientèle. Kevin Costner. Whoopi Goldberg.
— J’ai même assisté aux Oscars, a-t-il gloussé.
Il s’était remarié. Cette fois, ça n’avait duré que deux ans.
— J’ai découvert que je n’avais pas les compétences requises, a-t-il dit d’un ton railleur avec un geste de modestie.
À l’heure actuelle, il s’occupait à nouveau de sécurité, au coup par coup, mais plus de celle des VIP.
— Tu joues toujours ? ai-je demandé.
— Des paris fictifs, dans ma tête, m’a-t-il répliqué. J’ai dû renoncer quand les fonds sont venus à manquer.
— Toujours supporter des Giants ?
Quand j’étais petite, après le boulot, il m’emmenait dans ce bar appelé l’Alibi sur Sunset. Il me plantait sur le comptoir où ses potes et lui regardaient les matches de l’après-midi à la télé. J’adorais être en sa compagnie à cette époque-là.
Il a fait non de la tête.
— Hum, j’ai arrêté quand ils ont transféré Will Clark. Je suis fan des Dodger aujourd’hui. J’aimerais bien aller au nouveau stade, pourtant.
Puis il m’a regardée un long moment.
Mon tour était venu. Comment retracer à mon père les vingt-deux années écoulées ?
Je lui en ai appris le plus possible, laissant de côté tout ce qui concernait maman. Je lui ai parlé de mon ex, Tom, et des raisons qui avaient fait que ça n’avait pas marché. (« Ton père tout craché », a-t-il ricané. « Ouais, mais, moi, au moins, je suis pas partie », lui ai-je rétorqué.) Comment j’avais brigué la crime et comment je l’avais obtenue pour finir.
Il a opiné d’un air sombre.
— J’ai lu des trucs sur cette grosse affaire sur laquelle tu as travaillé. Même, là-bas, dans le Sud, c’était partout aux infos.
— Un vrai coup de pouce pour un CV.
Je lui ai raconté comment, un mois plus tard, on m’avait proposé le poste de lieutenant.
Mon père s’est penché en avant et a posé une main sur mon genou.
— J’ai eu envie de te voir, Lindsay. Des centaines de fois... je sais pas pourquoi je l’ai pas fait. Je suis fier de toi. La crime, c’est le top. Quand je te regarde... tu es... si forte, si maîtresse de toi. Si belle. J’aimerais bien pouvoir m’en attribuer un peu le mérite.
— Tu peux. Tu m’as appris que je ne pouvais compter sur personne, sauf sur moi-même.
Je me suis levée et resservie avant de me rasseoir en face de lui.
— Écoute, je regrette que les choses n’aient pas bien tourné pouf toi. Vraiment, je le regrette. Mais vingt-deux ans ont passé. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
— J’ai appelé Cat pour savoir si tu aurais envie d’avoir de mes nouvelles. Elle m’a dit que tu avais été malade.
Je n’avais pas besoin de revivre ça. C’était déjà bien assez dur, rien que de le regarder.
— J’ai été malade, oui, ai-je reconnu. Je vais mieux maintenant. J’ai bon espoir que ça s’en tiendra là.
J’avais le cœur serré. La situation devenait désagréable.
— Bon, depuis quand me suis-tu ?
— Depuis hier. Je suis resté au volant devant le palais pendant trois heures, en essayant d’imaginer comment prendre contact. Je savais pas si tu aurais envie de me revoir.
— J’en sais toujours rien, papa.
J’ai tenté de trouver les mots justes et j’ai senti mes yeux s’emplir de larmes.
— Tu n’étais jamais là. Tu nous as abandonnées. Je ne peux pas effacer tout à trac ce que j’ai ressenti pendant tant d’années.
— Je n’y compte pas, Lindsay, m’a-t-il répondu. Je me fais vieux. Et je suis un vieil homme qui sait qu’il a commis énormément d’erreurs. Tout ce que je peux faire aujourd’hui, c’est tenter d’en réparer certaines.
Je l’ai dévisagé avec incrédulité, faisant à peine non de la tête, mais en souriant et en m’essuyant les yeux.
— La situation actuelle, c’est du délire. Tu es au courant pour Mercer ?
— Bien entendu.
Mon père a poussé un soupir. J’ai attendu qu’il dise quelque chose, mais il s’est contenté de hausser les épaules.
— Je t’ai vue aux infos. Tu es fantastique. Tu sais ça, Lindsay ?
— Arrête, s’il te plaît, papa.
Cette affaire exigeait de moi toutes mes capacités. C’était de la folie pure. Et j’étais là, face à mon père, à nouveau.
— Je sais pas si je peux gérer ça en ce moment.
— J’en sais rien, moi non plus, m’a-t-il répliqué, en me tendant timidement la main. Mais on pourrait pas essayer ?