6.
Mercer est entré en trombe, avec ses cent vingt-cinq kilos, suivi de Gabe Carr, un sale petit fouinard, attaché de presse du département, et de Fred Dix, qui dirigeait les relations intercommunautaires.
Le chef arborait ses sempiternels costumes gris foncé, chemise bleue et boutons de manchette en or rutilant qui constituaient son image de marque. J’avais observé Mercer gérer nombre de situations tendues – attentats à la bombe, arnaques à l’IGS, tueurs en série – mais je ne lui avais jamais vu les traits aussi tirés. Il m’a fait signe de gagner mon bureau et, sans un mot, a refermé la porte derrière lui. Fred Dix et Gabe Carr étaient déjà à l’intérieur.
— Je viens d’avoir Winston Gray et Vernon Jones au téléphone – il s’agissait des deux édiles de la municipalité qui ne mâchaient pas leurs mots. Ils m’ont assuré qu’ils plaideront pour une certaine retenue, qu’ils nous donneront du temps pour découvrir de quoi il retourne. Je vais être clair : par retenue, ils veulent dire qu’il faut qu’on livre l’individu ou le groupe responsables de la chose, sinon ils auront deux mille citoyens scandalisés faisant le siège de la mairie.
Il s’est à peine radouci en me regardant bien en face.
— Par conséquent, lieutenant, j’espère que vous avez quelque chose à me communiquer... ?
Je l’ai mis au courant de ce que j’avais trouvé à l’église ainsi que du témoignage de Bernard Smith concernant la fourgonnette blanche en fuite.
— Fourgonnette ou pas, est intervenu Fred Dix, le représentant de l’hôtel de ville, vous savez par où il faut commencer. Fernandez, notre maire, tombera à bras raccourcis sur quiconque opère dans le secteur en revendiquant un message raciste ou antimixité. Il faut leur mettre la pression.
— Vous m’avez l’air bien sûr de ce que nous recherchons, lui ai-je répondu avec un regard neutre. Un raciste qui n’a pas une vision colorée de l’existence ?
— Mitrailler une église, assassiner une enfant de onze ans ? Par où et par quoi commenceriez-vous, lieutenant ?
— Le visage de la fillette va ouvrir tous les bulletins d’infos, a renchéri Carr, l’attaché de presse. L’expérience tentée dans le quartier de Bay View est l’une des réussites dont le maire s’enorgueillit le plus.
J’ai acquiescé.
— Le maire verrait-il un inconvénient à ce que je termine d’abord l’interrogatoire des témoins oculaires ?
— Ne vous souciez pas du maire, m’a fait Mercer. Pour l’instant, le seul dont vous ayez à vous soucier, c’est moi. J’ai grandi dans ces rues. Mes parents habitent encore à West Portai. Je n’ai pas besoin de la télé pour avoir le visage de cette petite devant les yeux. Vous mènerez l’enquête là où elle vous conduira. Menez-la vite, c’est tout. Et Lindsay... que rien ne vous barre le passage, compris ?
Il allait se lever.
— Ah, le plus important, je veux un black-out complet là-dessus. Je n’ai pas envie de voir cette enquête publiée en première page.
Et tout le monde d’opiner. Mercer, imité par Dix et Carr, s’est levé en lâchant un gros soupir.
— Pour l’instant, faut qu’on se coltine une conférence de presse pas piquée des hannetons.
Les deux autres ont quitté la pièce, mais Mercer s’est attardé. Ses mains puissantes posées sur mon bureau, il me dominait de sa masse imposante.
— Lindsay, je sais que vous avez laissé beaucoup de plumes dans cette dernière affaire. Mais c’est fini. De l’histoire ancienne. J’ai besoin de toutes vos capacités pour cette nouvelle enquête. L’une des choses que vous avez abandonnées derrière vous en acceptant ce badge, c’est la liberté de permettre à vos chagrins personnels d’interférer avec le boulot.
— Vous n’avez pas d’inquiétudes à avoir.
Je lui ai décoché un regard ferme. J’avais eu mon lot de différends avec ce bonhomme au fil des années, mais je me sentais prête à donner tout ce que j’avais. J’avais vu le cadavre de la fillette. Et les dégâts subis par l’église. Le sang bouillait dans mes veines. C’était la première fois que je ressentais une chose pareille depuis mon congé.
Le DG Mercer m’a lancé un sourire de compréhension.
— Heureux que vous soyez de retour parmi nous, lieutenant.