36.
On est revenus en ville avec quelques noms, grâce à l’obligeance d’Estes. Ceux de libérés récents sous conditionnelle qu’on pensait être des membres de Chimère. De retour au palais, Jacobi en a distribué la liste à Cappy et à Chin.
— De mon côté, je vais appeler quelques contrôleurs judiciaires, m’a-t-il dit. Tu veux te joindre à moi ?
J’ai refusé d’un signe de tête.
— Il faut que je rentre tôt, Warren.
— Qu’est-ce qui s’passe ? Me dis pas que t’as rendez-vous ?
— Si, ai-je acquiescé.
Sans nul doute, un sourire incrédule devait éclairer mon visage.
— J’ai rendez-vous.
La sonnette de la rue a retenti sur le coup de sept heures.
Quand j’ai ouvert la porte, mon père me jetait un regard hésitant derrière un masque de base-ball.
— Amis ? m’a-t-il demandé, en hasardant un sourire d’excuse.
— Dîner...
J’ai souri malgré moi.
— Rien pu faire de mieux.
— C’est un début, m’a-t-il dit en entrant.
Il avait fait des frais de toilette. Il portait une veste sport marron, un pantalon fraîchement repassé, une chemise blanche à col ouvert. Il m’a tendu une bouteille de vin rouge enveloppée de papier.
— Il ne fallait pas, lui ai-je dit en la démaillotant.
J’ai hoqueté de surprise en lisant l’étiquette. C’était un bordeaux premier cru. Un château latour 1965.
J’ai regardé mon père. 1965, l’année de ma naissance.
— Je l’ai acheté un an après ta naissance. C’est à peu près la seule chose que j’ai emportée quand je suis parti. Je m’étais toujours dit qu’on la boirait pour ton diplôme ou autre, peut-être ton mariage.
— Tu l’as conservée toutes ces années, ai-je fait en hochant la tête.
Il a haussé les épaules.
— Comme je viens de te le dire, je l’avais achetée pour toi. De toute façon, Lindsay, je n’ai qu’une seule envie : la boire ici, ce soir.
Une chaleur m’a envahie.
— Tu me compliques la tâche : comment puis-je continuer à te détester totalement ?
— Ne me déteste pas, Lindsay, a-t-il fait en me lançant le masque. Il me va pas. J’en aurai plus jamais l’utilité.
Je l’ai emmené au salon, lui ai servi une bière et me suis assise. Je portais un pull Eileen Fisher lie-de-vin et m’étais fait une queue de cheval. Il me contemplait, les yeux pleins de petites étoiles.
— Tu es superbe, Bouton d’Or, m’a dit mon père.
En me voyant tiquer, il a souri.
— Je peux pas m’en empêcher. Et tu es vraiment superbe.
On a bavardé un petit moment, Martha couchée près de lui comme s’il s’agissait d’un vieil ami. On a parlé de choses et d’autres, de banalités qui nous concernaient. Lesquels de ses vieux potes restaient en service. Cat et sa nouvelle fille qu’il ne connaissait pas. On a discuté pour savoir si, à quarante ans, Jerry Rice allait raccrocher. On a évité le sujet de Mercer et de l’affaire.
Et comme si je le rencontrais pour la première fois, je l’ai trouvé différent de ce que j’imaginais. Ni volubile, ni vantard, ni raconteur de bobards comme dans mon souvenir, mais humble et réservé. Presque contrit. Il avait conservé cependant son sens de l’humour.
— J’ai quelque chose à te montrer, lui ai-je dit.
Je suis allée dans la penderie du couloir et j’en suis revenue avec le blouson de satin des Giants qu’il m’avait donné vingt-cinq ans plus tôt. Il portait brodé le numéro 24 et le nom Mays sur le devant.
Les yeux de mon père se sont emplis de surprise.
— J’avais oublié ça. Je l’avais obtenu du directeur de l’équipement en 1968.
Il l’a tenu devant lui et examiné un bon moment, comme une relique qui redonnait soudain au passé ses vives couleurs.
— Tu as une idée de ce que ça vaut aujourd’hui ?
— Je me suis toujours dit que c’était mon seul héritage, lui ai-je répondu.