9.
Le lendemain matin, Jacobi et moi sommes allés réexaminer le terrain à l’église de La Salle Heights.
Toute la nuit, ce que m’avait confié Cindy sur une affaire qui avait atterri sur son bureau m’avait tracassée. Il s’agissait d’une vieille femme noire qui vivait seule dans la cité Gustave White à Oakland ouest. Trois jours plus tôt, la police d’Oakland l’avait trouvée pendue à une canalisation dans la buanderie au sous-sol de son immeuble, un fil électrique noué autour du cou.
La police avait d’abord cru à un suicide. La victime ne portait ni écorchure ni blessure prouvant qu’elle s’était débattue. Mais le lendemain, au cours de l’autopsie, on découvrit un résidu tassé sous ses ongles. Il s’avéra qu’il s’agissait de peau humaine avec de microscopiques taches de sang séché. La pauvre femme les avait enfoncés avec l’énergie du désespoir dans l’épiderme de quelqu’un.
Elle ne s’était pas pendue après tout, avait conclu Cindy.
On l’avait lynchée.
En revenant sur la scène de crime de l’église, je me sentais mal à l’aise. Cindy avait peut-être raison. Il pourrait bien s’agir non pas du premier, mais du second crime d’une série de meurtres à tendance raciste.
Jacobi s’est approché. Il tenait un Chronicle roulé à la main.
— T’as vu ça, patron ?
La première page déroulait un gros titre criard :
LA POLICE PIÉTINE DANS L’AFFAIRE DE LA FILLETTE TUÉE LORS DU MITRAILLAGE DE L’ÉGLISE.
L’article était dû à la plume de Tom Stone et de Suzie Fitzpatrick, à qui le travail de Cindy sur l’affaire des jeunes mariés avait fait de l’ombre. Si les journaux alimentaient le feu et les militants, Gray et Jones vitupéraient sur les ondes, le public allait bientôt nous accuser de nous tourner les pouces tandis que le suspect courait en liberté, semant la terreur sur son passage.
— Tes copines..., m’a soufflé Jacobi. Elles ratent pas une occasion de nous allumer.
— Hum-hum, Warren, ai-je fait en secouant la tête. Mes copines, elles, ne nous débinent pas.
Derrière nous, dans le petit bois, l’équipe de police scientifique de Charlie Clapper passait au peigne fin les lieux autour de la position du sniper. Ses hommes avaient déniché des traces de pas, mais rien d’identifiable. Ils vérifieraient si les douilles portaient des empreintes digitales, quadrilleraient le sol, collecteraient le moindre lambeau d’étoffe ou le moindre grain de poussière, là où était garé le véhicule qui avait censément permis au tueur de s’enfuir.
— D’autres personnes ont aperçu cette fourgonnette blanche ? ai-je demandé à Jacobi.
Étrangement, c’était bon de retravailler avec lui.
Il a grommelé en faisant non de la tête.
— J’ai une piste avec quelques poivrots qui taillaient une bavette, dans le coin, ce soir-là. Jusque-là, tout ce qu’on a, c’est ça.
Il déploya une esquisse d’après la description de Bernard Smith – un lion à deux têtes, l’autocollant à l’arrière de la fourgonnette.
Jacobi a fait la moue.
— On poursuit qui, lieutenant, le tueur Pokémon ?
De l’autre côté de la pelouse, j’ai aperçu Aaron Winslow qui sortait de l’église. Un petit groupe de manifestants s’est approché de lui, se détachant d’un barrage de police à cinquante mètres de là. En me voyant, ses traits se sont tendus.
— Les gens veulent m’aider de toutes les façons possibles. Repeindre les impacts de balles, construire une nouvelle façade, m’a-t-il dit. Ils n’aiment pas garder ça sous les yeux.
— Je suis navrée, mais j’ai bien peur qu’une enquête poussée ne soit encore à l’ordre du jour, lui ai-je répondu.
Il a repris son souffle.
— Je n’arrête pas de revivre la scène dans ma tête. Celui qui a fait ça, quel qu’il soit, avait une cible toute trouvée. Je me tenais là exactement, lieutenant. J’étais davantage dans son collimateur que Tasha. Si l’on cherchait à nuire à quelqu’un, pourquoi ne pas avoir tiré sur moi ?
Winslow s’est accroupi et a ramassé une barrette en forme de papillon rose par terre.
— J’ai lu quelque part, lieutenant, que « le courage abonde là où la culpabilité et la fureur se donnent libre cours ».
Winslow accusait le coup. J’en étais désolée pour lui. Je l’aimais bien. Il m’a adressé un sourire contraint.
— Il faudra bien plus qu’un salopard pour démolir notre travail. On ne va pas mettre la clé sous la porte. La cérémonie des funérailles de Tasha aura lieu ici même, dans cette église.
— On allait présenter nos condoléances, ai-je dit.
— La famille vit là-bas. Bâtiment A.
Il m’a désigné la cité de la main.
— D’après moi, vous serez bien reçue, étant donné que certains sont de chez vous.
Je l’ai regardé, éberluée.
— Pardon ? Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
— Vous n’étiez pas au courant, lieutenant ? L’oncle de Tasha fait partie de la police municipale.