27.
Marty Boxer a roulé sur le dos en geignant, le souffle coupé. Il conservait encore des vestiges de la beauté fruste dont j’avais le souvenir, mais d’une façon différente – il était plus vieux, plus frêle, usé. Sa chevelure s’était clairsemée et son œil bleu autrefois si vivant semblait éteint.
Je ne l’avais pas revu depuis dix ans. Et ne lui avais plus parlé depuis vingt-deux.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? ai-je voulu savoir.
— Pour l’instant, a-t-il hoqueté, en basculant sur le flanc, je me fais tabasser par ma propre fille.
J’ai senti quelque chose de dur dépasser de la poche de sa veste. J’en ai retiré un vieux Smith & Wesson de service, calibre .40.
— C’est quoi ce joujou ? Ta façon de dire bonjour ?
— On vit dans un monde dangereux, m’a-t-il fait avec un nouveau gémissement.
Je l’ai lâché. Il m’offensait la vue, faisant resurgir dans une illumination soudaine de vieux souvenirs, refoulés depuis des années. Je ne lui ai pas proposé de l’aider à se relever.
— Qu’est-ce que tu avais à me suivre ?
Lentement, il s’est mis en position assise.
— On va dire que tu ignorais que ton vieux père venait te faire une petite visite, Bouton d’Or.
— S’il te plaît, ne m’appelle pas comme ça, lui ai-je balancé.
Bouton d’Or, c’était le surnom qu’il me donnait quand j’avais sept ans et qu’il était encore avec nous à la maison. Celui de Cat, ma sœur, était Libellule. Réentendre ce petit nom me ramena une bouffée de mauvais souvenirs.
— Tu crois que tu peux rappliquer comme ça après toutes ces années, me fiche une frousse bleue et t’en tirer les doigts dans le nez en m’appelant Bouton d’Or ? Je ne suis plus ta petite fille. Je suis lieutenant de la brigade criminelle.
— Je sais ça. Et tu viens de faire très fort, mon bébé.
— Dis-toi que t’as eu du bol, lui ai-je balancé en remettant le cran de sûreté de mon Glock en place.
— À qui t’attendais-tu, bon Dieu ? m’a-t-il dit en se frottant les côtes.
— Pas d’importance. Ce qui compte, c’est la raison de ta présence ici.
Il a reniflé, l’air coupable.
— Décidément, je commence à piger, Bouton d’Or, que t’es pas vraiment enchantée de me revoir.
— J’en sais rien. Tu es malade ?
Ses yeux bleus ont étincelé.
— Un père peut pas venir voir son aînée sans qu’on lui demande pourquoi ?
J’ai examiné les rides de son visage.
— Je t’ai pas revu depuis dix ans et tu agis comme si ça remontait à la semaine dernière. Tu veux que je te mette au courant ? Je me suis mariée, j’ai divorcé. Je suis entrée à la crime. Aujourd’hui, je suis lieutenant. Je sais que c’est extrêmement résumé, mais te voilà au courant, papa.
— Tu crois qu’il s’est passé trop de temps pour que tu ne me considères plus comme un père ?
— Je sais pas comment tu me considères, ai-je répondu.
Son regard s’est soudain radouci et il m’a souri.
— Mon Dieu, que tu es belle... Lindsay.
Sa bouille affichait le même air pétillant d’innocence que je lui avais vu des milliers de fois, enfant. J’ai secoué la tête, agacée.
— Réponds simplement à ma question, Marty.
— Écoute, a-t-il fait en déglutissant. Je sais bien que venir te trouver en catimini ne me vaut aucun bon point, mais tu crois pas que je pourrais au moins t’exposer mes raisons devant une tasse de café ?
J’ai dévisagé avec incrédulité cet homme qui avait abandonné son foyer quand j’avais treize ans. Qui était resté absent tout le temps que ma mère avait été malade. Que j’avais jugé comme un lâche, un mufle et même pire, une bonne partie de ma vie d’adulte. Je n’avais plus revu mon père depuis le jour où il avait assisté au dernier rang à ma prestation de serment. Je ne savais trop si j’avais envie de lui cogner dessus ou de le prendre dans mes bras en le serrant très fort.
— Rien qu’une alors..., lui ai-je dit, en lui tendant la main pour l’aider à se relever.
J’ai fait tomber quelques gravillons de son revers.
— Tu me parleras aussi de toi devant cette tasse de café, Bouton d’Or.