37.
J’avais fait du saumon grillé à la sauce gingembre-soja, du riz frit aux poivrons, poireaux et petits pois. Je m’étais souvenue que mon père aimait manger chinois. On a débouché le château latour 1965. C’était un vin de rêve, soyeux, couleur rubis. On s’était installés dans l’alcôve dominant la baie. Mon père a décrété qu’il n’avait jamais bu de meilleur vin.
La conversation a glissé peu à peu vers des sujets plus personnels. Il m’a demandé quel type d’homme j’avais épousé et j’ai reconnu, hélas, que c’était quelqu’un qui lui ressemblait. Il m’a demandé si je lui en voulais et j’ai bien été obligée de lui dire la vérité : « Beaucoup, papa. »
Petit à petit, on en est même venus à parler de l’affaire. Je lui ai avoué combien elle était difficile à résoudre, comme je devais batailler ferme contre ma conviction que je n’y arriverais pas. Que j’étais sûre qu’il s’agissait d’un tueur en série, mais qu’après déjà quatre meurtres, le dossier était toujours vide.
On a parlé pendant des heures, Martha endormie à ses pieds. De temps à autre, je devais me remémorer que je parlais à mon propre père. Que j’étais assise en face de lui pour la première fois de ma vie d’adulte. Et lentement, j’ai commencé à y voir clair. Ce n’était qu’un homme qui avait commis des erreurs et les avait payées. Il n’était plus quelqu’un contre lequel je pouvais nourrir une rancune aveugle ni même que je pouvais détester. Il n’avait tué personne. Ce n’était pas lui, Chimère. À l’aune de celles que je rencontrais quotidiennement dans mon travail, ses fautes étaient éminemment pardonnables.
Pour finir, je n’ai plus pu retenir la question qui me brûlait les lèvres depuis tant d’années :
— Il faut que tu me répondes. Pourquoi es-tu parti ?
Il a pris une gorgée de vin et s’est adossé au canapé.
Ses yeux bleus étaient si tristes.
— Rien de ce que je pourrais en dire n’aurait de sens pour toi. Pas maintenant... tu es une femme. Tu fais partie de la police. Tu sais comment vont les choses. Ta mère et moi... disons qu’on n’a jamais formé un bon couple, même à l’ancienne mode. J’avais dilapidé le plus gros de nos ressources au jeu. J’avais tout un tas de dettes, j’avais emprunté de l’argent sous le manteau. Pas vraiment réglo pour un flic. J’avais fait tout un tas de trucs dont j’étais pas très fier... en tant qu’homme et en tant que flic.
J’ai remarqué que ses mains tremblaient.
— Tu sais comment, parfois, on commet un crime simplement parce que la situation empire tellement qu’une après l’autre, les issues se ferment et qu’on se retrouve dans l’impossibilité d’agir autrement. C’est ce qui m’est arrivé. Les dettes, ce qui se passait dans mon boulot... je ne voyais pas d’autre solution. Je suis parti. Je sais que c’est un peu tard pour dire ça, mais je l’ai regretté chaque jour de ma vie depuis.
— Et quand maman est tombée malade... ?
— J’ai été navré qu’elle tombe malade. Mais à cette époque-là, j’avais refait ma vie et rien ni personne ne m’a donné l’impression que mon retour serait le bienvenu. J’ai cru que ça lui ferait plus de mal que de bien que je revienne.
— Maman m’a toujours dit que tu étais un menteur pathologique, tu sais.
— C’est vrai, Lindsay, m’a dit mon père.
J’ai aimé sa façon de l’admettre. J’aimais bien mon père, en fait.
Il fallait que je me lève. J’ai emporté les couverts à la cuisine. J’étais au bord des larmes. Mon père était de retour et je comprenais maintenant comme il m’avait manqué. De façon insensée, j’avais toujours envie d’être sa petite fille.
Mon père m’a aidée à débarrasser la table. J’ai rincé plats et assiettes dont il a chargé le lave-vaisselle. On a à peine échangé un mot. Je tremblais de tout mon corps.
Une fois la question vaisselle réglée, on s’est tourné l’un vers l’autre et on s’est regardés droit dans les yeux.
— Où tu habites, alors ? lui ai-je demandé.
— Chez un pote à moi, un ancien flic, Ron Fazio. Il était sergent dans le secteur de Sunset. Il me prête son canapé.
J’ai passé sous l’eau la casserole des pâtes.
— J’ai un canapé, moi aussi, lui ai-je dit.