Il fallait avoir connu la prison de très haute sécurité pour comprendre l’état d’esprit de Kyle Craig ce soir-là. Affublé d’une autre de ses prothèses faciales, il se baladait, admirant le spectacle, savourant l’instant.
Il fit le tour du campus installé sur les deux rives du fleuve. L’université étant bien intégrée au centre-ville, il y avait une profusion de boutiques de vêtements et de bijoux branchées, de librairies, de bars et de restaurants. Il tomba sur le Literary Walk, un morceau de trottoir intéressant, façon Sunset Boulevard, où l’on pouvait lire des citations d’auteurs ayant eu des « liens » avec l’Iowa : Tennessee Williams, Kurt Vonnegut, et même Flannery O’Connor qu’il appréciait particulièrement parce qu’elle était délicieusement fêlée.
Peu après vingt et une heures, il s’arrêta dans un bar-restaurant, le Sanctuaire. Apparemment, l’endroit n’était pas fréquenté que par des étudiants ; on ferait donc moins attention à lui. Les murs étaient lambrissés, et les boxes avaient des allures de vieux bancs d’église.
— Oui, monsieur ? entendit-il à la seconde même où il s’installait au comptoir. Que puis-je vous servir ?
Le barman devait être un ancien étudiant ayant décidé de s’installer à Iowa City, ce qui était sans doute un choix judicieux. Les cheveux courts, blond décoloré, avec une petite mèche à la mode sur le devant. Probablement autour de vingt-cinq ans. Un regard désespérément inexpressif et un grand sourire commercial.
— Bonsoir, ça va ? se borna à répondre Craig.
Il se fit réciter la carte des vins, puis commanda un Brunello di Montalcino qui lui paraissait bien plus intéressant que les autres rouges proposés.
— Le Brunello n’est servi qu’en bouteille. Je ne sais pas si je vous l’ai précisé, monsieur.
— Ce n’est pas un problème, je ne prends pas le volant après, rétorqua Kyle Craig avec un gloussement affecté. Je vais prendre la bouteille. Soyez gentil de l’ouvrir tout de suite pour laisser le vin respirer. Et j’aimerais, en hors d’œuvre, votre assiette de brie sur tranches de pomme. On pourrait me couper une pomme fraîche ?
— Je peux vous aider, pour le Brunello. Enfin, si ça peut vous rendre service…
Une voix féminine, venue de sa droite. Il se tourna et vit une jeune femme assise toute seule, quelques tabourets plus loin. Elle avait un sourire avenant. La police ? s’interrogea-t-il brièvement. Non. Ou alors, elle est vraiment très forte.
— Camille Pogue, lui dit-elle en guise de présentation.
Il aimait ce sourire à la fois timide et un tantinet coquin. Brune, toute petite, elle devait avoir entre trente-cinq et quarante ans. Elle était manifestement seule, ce qui étonnait Kyle, qui trouvait son physique intéressant. Les femmes un peu complexes l’attiraient. Enfin, jusqu’au moment où il finissait par les décrypter.
— Je serais ravi de le déguster en votre compagnie, répondit Kyle, sans trop en faire. Moi, c’est Alex… Alex Cross. Enchanté.
— Bonsoir, Alex.
Il s’installa à côté d’elle et ils conversèrent à bâtons rompus pendant une bonne demi-heure. Elle était intelligente, et, somme toute, à peine névrosée. Spécialiste de la Renaissance italienne, elle enseignait l’histoire de l’art à l’université. Elle avait vécu à Rome, à Florence et à Venise avant de rentrer aux États-Unis, où elle n’était pas sûre de vouloir rester.
— Parce que le pays a changé, ou parce que au contraire il n’a pas changé ? lui demanda Kyle.
Cela la fit rire.
— Je crois que c’est un peu les deux, Alex. Il y a des jours où la naïveté politique des Américains et leur indifférence me tapent sur les nerfs. Mais ce qui me gêne le plus, c’est le conformisme. Un vrai cancer, qui se répand surtout dans les médias. On dirait que chacun a peur d’avoir une opinion qui lui est propre.
Kyle acquiesça.
— Vous allez me trouver bien conformiste mais je dois dire que, Camille, je partage entièrement votre avis !
Elle se rapprocha gentiment de lui.
— Vous n’êtes donc pas comme tout le monde, Alex ?
— Vous avez raison, je crois que je ne suis pas comme tout le monde. J’en suis même sûr. Dans le bon sens du terme, bien sûr.
— Bien sûr.
Lorsqu’ils eurent vidé la bouteille de Brunello, ils firent le tour de la place, puis Camille emmena Kyle chez elle. Elle occupait le rez-de-chaussée d’une belle maison de style colonial, en bois gris et blanc, dans une petite rue donnant sur Clinton Avenue. Il y avait des jardinières de fleurs magnifiques à toutes les fenêtres. À l’intérieur, l’espace n’était pas cloisonné, et le mobilier comme la décoration, en provenance d’Europe, donnaient au lieu une réelle chaleur. Cette jeune femme avait donc une autre qualité : on se sentait chez elle comme chez soi.
— Avez-vous mangé, Alex ? Je ne parle pas de votre morceau de fromage et de votre pomme tranchée à la minute.
Comme elle était chez elle, elle s’enhardit et se colla contre lui. Elle avait des seins d’une extrême douceur, mais le reste de son corps semblait ferme. Camille était mignonne et très appétissante. En quelques secondes, submergé par une vague de désir, Kyle sut ce qu’il allait faire d’elle.
Il commença toutefois par retirer son masque. Elle écarquilla les yeux, à la fois incrédule et terrifiée.
— Oh, non !
Soucieux de ne plus perdre de temps, il la frappa avec le pic à glace dont il s’était discrètement armé. La pointe traversa la gorge et ressortit de l’autre côté. Les yeux bleus de Camille s’agrandirent démesurément, puis ce fut comme s’ils avaient basculé à l’intérieur de son crâne. Et la jeune femme offrit son corps sans vie aux bras de Kyle.
— Voilà qui suffira, murmura-t-il à l’ex-prof. Si nous faisions l’amour, maintenant ? Je vous l’avais bien dit, je ne suis pas comme les autres.
Avant de quitter l’appartement de Camille, il laissa un autre indice pour ceux qui viendraient prendre le corps. Il s’agissait d’une figurine représentant une statue appelée L’Éclaireur, assez connue dans le Midwest. Elle n’avait guère sa place dans un tel cadre, mais les enquêteurs n’y verraient sans doute que du feu.
C’était sans importance. Kyle, lui, comprenait. Comme Kevin Bacon le disait si joliment dans le grandiose Diner, c’était un « clin d’œil ».