Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 novembre, 21 h 30

Faith se mordit la lèvre en regardant Deacon presser d’un geste agacé le bouton de l’ascenseur qui menait à la planque sécurisée du dernier étage. Durant tout le trajet entre la Mount Carmel et la ville, il ne l’avait pas regardée une seule fois. Lorsqu’il était venu la chercher à la maison O’Bannion, il s’était montré professionnel et courtois. Il avait même été tout à fait cordial avec Sophie, qui l’avait étreint avec chaleur.

En revanche, il n’avait pas adressé un seul mot à Adam. Elle devinait qu’il n’était pas simplement en colère. De toute évidence, il réprimait une fureur silencieuse. Il était le tigre, le puissant prédateur, prêt à bondir.

— Tu as prévu de me parler, à un moment donné ? demanda-t-elle à mi-voix.

— Pas pour l’instant.

— Très bien.

Elle laissa échapper un soupir empreint de circonspection.

— Donc tu ne comptes pas me dire ce qui t’a mis dans cet état ? Parce que je dois avouer que tu me fais peur, Deacon.

Un muscle de la mâchoire carrée tressaillit.

— Pas pour l’instant.

D’accord. Ce qui s’était passé semblait particulièrement grave.

Eh bien, c’est vraiment dommage. J’ai eu une journée bien pourrie, moi aussi. Sept autres morts. Des bocaux, contenant des organes humains, cachés dans le puits du monte-charge. De fausses candidatures inventées par quelqu’un qui encaissait les bourses. Et puis, la boîte de Roza, pleine de livres. Et la mère de Roza, enterrée avec la poupée de ma mère.

Les portes de l’ascenseur coulissèrent. Deacon tendit le bras pour l’empêcher de quitter la cabine, puis regarda dans le couloir à droite et à gauche. Son inspection dut le satisfaire, puisqu’il lui fit signe d’y aller.

Bishop les attendait dans la salle à manger de l’appartement. Adam aussi se trouvait là.

Adam se leva lentement en poussant un profond soupir.

— Deacon, c’est…

— Non ! jeta Deacon. Ne dis rien. Tu savais que je m’inquiétais. Tu savais que je ne voulais pas qu’elle aille là-bas, pourtant tu l’y as emmenée sans moi. Est-ce que tu aurais eu l’idée de me dire où elle se trouvait ? Est-ce que tu as pensé à ce que je ressentirais en découvrant qu’elle n’était pas là où elle était censée être ? As-tu au moins attendu que je sois sorti du central cet après-midi, avant de l’emmener ?

C’en était trop pour Faith.

— Ça suffit ! Je suis ici, alors, cesse de parler de moi comme si j’étais un meuble. Si tu veux des excuses de ma part, d’accord. Je suis désolée de t’avoir mis en colère. Mais je ne suis pas désolée d’être allée à la maison. J’ai pensé que je pourrais être utile. Et je l’ai été. Je ne suis pas une enfant à ta charge. Si tu espérais que je t’obéisse aveuglément, tu risques d’être déçu.

Il pivota sur les talons pour lui faire face, d’un geste si vif que les pans de son manteau semblèrent s’envoler dans son sillage. Des lueurs sauvages traversaient son regard turbulent. Il semblait plus imposant, ses épaules paraissaient plus larges. Sa présence emplissait la pièce. Il avait l’air… absolument superbe.

— Tu crois qu’il s’agit de ça ? Que j’attends de toi une obéissance aveugle ? Bon sang, Faith ! Je voulais que tu utilises ton cerveau. Je voulais que tu sois en sécurité.

— Elle était en sécurité, dit Adam, visiblement ulcéré. Elle était avec moi. Elle allait très bien. Elle n’a aucun besoin que tu sois là à lui tourner autour en permanence. Son aide a été très précieuse.

— Lui tourner autour, répéta Deacon, à voix si basse que Faith eut un mouvement de recul.

Bishop ouvrit la bouche, prête à intervenir, puis elle se ravisa en secouant la tête, trahissant une lassitude que Faith ne comprenait que trop bien.

Mais Deacon continuait déjà, de la même voix grondante teintée d’un mépris sarcastique :

— Tu réalises qu’un tueur en série, dont la folie meurtrière atteint un degré que je n’ai jamais connu, cherche à la descendre ? Tu le comprends, ça ?

Adam se rembrunit.

— Tu n’es pas plus près de le trouver maintenant que tu l’étais la nuit dernière ou la nuit d’avant. Chaque heure que nous perdons est une heure de souffrance supplémentaire pour Roza.

Deacon accusa le coup.

— Tu crois que je ne le sais pas ? Tu penses que je n’entends pas chacune de ces foutues heures sonner dans ma tête comme un putain de glas ? J’entends chaque seconde passer, mais la solution n’est pas de mettre encore plus de vies en danger. Ce type ne reculera devant rien pour la tuer.

Il pointa le bras vers Faith.

— Pour l’atteindre, il tuera tous ceux qui pourraient se trouver près d’elle. Et tu sais quoi ? Tu as raison, je cours après ce type depuis deux jours et je ne sais pas où il est ni qui il est. Mais je n’ai pas l’intention de risquer des vies innocentes pour mettre la main dessus quelques secondes plus tôt.

Un muscle de la mâchoire crispée d’Adam tressaillit.

— Roza…

— … n’est pas le seul facteur dans cette histoire ! tonna Deacon.

Le contrôle qu’il exerçait sur sa colère avait manifestement volé en éclats. Il empoigna le dossier de la chaise posée devant lui.

— Il tue les gens pour avoir une place au premier rang, partout où Faith va se trouver, continua-t-il d’une voix rageuse. Tu sais comment il savait où trouver le couteau de ce voyou de Renzo ? Parce qu’il est entré chez un de mes voisins et a utilisé sa maison pour se mettre en embuscade. Et tu veux savoir comment il a choisi l’endroit ? Il a cherché un acte de propriété où figurait mon nom, il y a des années.

— Quoi ? bredouilla Adam, désorienté.

— Il a choisi mon ancienne maison. Celle dont j’ai hérité après la mort de Bruce et de ma mère.

— Oh ! mon Dieu, murmura Bishop. Deacon, tu es devenu une cible.

— Il m’a déjà visé, la nuit où il a essayé de loger une balle dans mon épaule. Cette fois, il s’est attaqué à un homme dont le seul crime a été d’acheter mon ancienne maison, il y a quinze ans. Il s’appelait M. Lazar et c’était un type sympa. Maintenant, il est mort. Il l’a tué, Adam, avec sauvagerie. Après, ce salopard s’est installé à la fenêtre de Lazar pour surveiller ma nouvelle maison. Et il a remarqué le petit voyou qui rôdait depuis un peu trop longtemps sur le trottoir. Ensuite, il a tué le gamin. Mais, avant, il a prélevé quelques souvenirs. C’est ainsi qu’il procède. C’est ce qu’il fera à Faith et à tous ceux qui se trouveront près d’elle.

Faith se laissa tomber dans un fauteuil, le sang ne semblait plus irriguer son cerveau. Deux nouvelles victimes. Avec sauvagerie.

— Et, à ton avis, qu’est-ce qu’il est en train de faire à Roza ? demanda Adam d’une voix calme, accusatrice.

— Je sais ce qu’il a fait. J’ai vu ce qu’il a fait aux autres. Je suis resté dans la chambre froide et je les ai toutes regardées.

Faith savait qu’il ne s’était pas contenté de les regarder. Il avait recueilli leur souffrance, l’avait laissée pénétrer son esprit, et une partie de son cœur était morte. Elle connaissait trop intimement l’action de ces effets secondaires.

Adam secoua la tête.

— Non. Tu ne sais pas. Tu n’as jamais vu.

La table tressauta lorsque Deacon repoussa la chaise qu’il tenait d’une poigne mortelle. Il se pencha en avant et agrippa le bord de la table des deux mains. Son corps vibrait de colère, de peur et de chagrin.

— Il les a découpés en morceaux ! Lazar et Renzo. Il les a dépecés et a flanqué les morceaux dans des sacs-poubelle. Il a utilisé le tranchoir de Lazar, dit-il d’une voix brisée. Il lui a coupé la tête, Adam. Il les a décapités tous les deux et il les a mis dans des congélateurs.

L’estomac de Faith chavira, mais sa compassion pour Deacon prit le dessus. Son voisin. Un homme qu’il connaissait. Qu’il appréciait ! Et c’était lui qui l’avait découvert… dans cet état. Oh ! Deacon.

Adam frissonna.

— Je suis désolé, Deacon. Vraiment désolé de ce qui est arrivé à ton voisin, mais son épreuve n’a duré que quelques heures. Le calvaire d’Arianna a duré des jours. Il a Roza depuis des années. Des années. As-tu la moindre idée de ce qu’il pourrait lui faire en ce moment ?

— Oui, souffla Deacon, tout bas.

Comme s’il n’avait pas la force d’en dire plus. Toute menace avait disparu. Il agrippait toujours la table, mais sa tête penchée en avant et sa posture découragée n’exprimaient plus que la défaite.

— Je sais, dit-il encore.

Adam fit un pas en arrière, le souffle court, trop rapide.

— Non, tu ne sais pas. Tu les vois seulement après. Quand c’est fini. Tu n’as pas vu. Mais moi j’ai vu.

Deacon leva la tête. L’épuisement avait creusé des rides au creux de ses joues, autour de sa bouche, de ses yeux.

— Qu’est-ce que tu as vu, Adam ?

Cette triste sollicitude fit monter les larmes aux yeux de Faith.

— Non. Je ne peux pas faire ça. Je ne ferai pas ça. On ne rentrera pas en compétition. Je suis désolé que tu aies découvert ton voisin mort et… mutilé. Je suis désolé que tu aies probablement imaginé Faith dans le même état. Désolé si tu as cru qu’elle était en danger. Mais je peux t’assurer qu’elle n’a couru aucun risque. Et je suis particulièrement désolé, si tu imagines que je l’ai exposée volontairement à cette menace. Parce que je n’aurais jamais agi ainsi. Au grand jamais. Je…

Il laissa échapper un soupir.

— On se voit demain.

Adam les quitta en silence et ferma la porte en douceur derrière lui. Faith se dit alors que Deacon allait lui faire face, mais il laissa échapper un soupir frémissant et se tourna vers une porte de chambre ouverte.

— Je vais me coucher, dit-il d’un ton raide. Faith, tâche de te reposer. Nous réfléchirons à ta situation demain matin.

« Ta » situation. Pas « notre » situation. Saisie, Faith le regarda disparaître dans la chambre et fermer la porte.

— Demain, il aura repris ses esprits, dit Bishop. Il a eu peur pour vous.

— Je sais. J’aurais dû l’écouter.

Bishop se releva.

— Je n’ai pas dit ça. Il attendait effectivement une obéissance aveugle, mais seulement parce qu’il avait à cœur de vous garder à l’abri. J’avais l’intention de rentrer chez moi, mais je suis vraiment trop fatiguée. Je crois que je vais passer la nuit ici, juste pour aider à vous protéger si quelque chose tourne mal.

— Merci, lieutenant.

— Allez dormir, Faith. Demain matin, les choses seront différentes.

— Vous n’avez pas dit que ça irait « mieux », murmura Faith.

— Non. Parce que je ne peux pas assurer que ça ira mieux et je ne fais que des promesses que je peux tenir.

Scarlett ramassa son sac de sport et brancha l’alarme de l’appartement.

— Bonne nuit, Faith.

— Bonne nuit, Scarlett.

Faith attendit que Bishop ait refermé la porte de la chambre qu’elle avait choisie avant de passer dans sa propre chambre, celle qui avait une salle de bains commune avec la pièce où Deacon et elle avaient dormi la veille.

Je dois au moins essayer de régler les problèmes dont je suis responsable. Elle carra les épaules, traversa la salle de bains et frappa à la porte de Deacon.

— C’est moi, dit-elle tout bas. Je peux te parler ?

Le silence s’étira si longtemps que Faith crut qu’il ne voulait pas répondre. Puis elle entendit sa voix, étouffée, abattue.

— Bien sûr. Entre.

Sur tes traces
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