Miami, Floride
Lundi 3 novembre,
9 h 30
Le lieutenant Catalina Vega posa un grand gobelet d’expresso à la cubaine sur le bureau de son chef et laissa l’arôme produire son effet. Le colada, ce café confectionné à partir d’une mouture sucrée, était le péché mignon de son supérieur. Et, le meilleur colada de la ville, on le trouvait justement dans le quartier de Cat.
Le commandant Neil Davies prit une profonde inspiration, puis quitta des yeux son écran d’ordinateur pour la regarder, alléché mais circonspect.
— Qu’est-ce que tu veux, Vega ?
Elle lui adressa un large sourire en posant deux plus petites tasses de plastique sur le bureau, qu’elle remplit de l’onctueux breuvage sucré à partager, comme l’exigeait la coutume.
— Ce que j’ai toujours désiré, chef. Une promotion, une nouvelle caisse et un bureau raffiné comme le vôtre.
Davies se reposa contre le dossier de son fauteuil et jeta un coup d’œil à son bureau « raffiné ». Une pièce à peine plus grande qu’un placard à balais accueillait sa table de travail dont une bonne partie disparaissait sous une haute pile de dossiers, qui représentaient chacun un homicide non résolu.
— Si c’est vraiment ce que tu souhaites, tu es encore plus dingue que moi, répondit-il à voix basse.
Il avala l’expresso d’un trait, puis tendit sa tasse pour s’en faire servir une nouvelle ration.
— Bon, dis-moi ce que tu veux vraiment ?
— Ça ! répondit-elle en plaquant une photo sur le bureau.
— C’est une voiture accidentée, dit-il d’une voix posée. Pourquoi tu veux une épave ?
— Parce que, hier matin, cette Prius a causé un carambolage, sur la I-75. Quatre véhicules impliqués.
Le regard de Davies se planta dans celui de Cat.
— Si je comprends bien, tu m’annonces que ce n’est pas un accident.
— En effet. Ce n’en était pas un. Les techniciens du garage ont découvert que la direction et les freins avaient été trafiqués. Un seul de ces sabotages aurait suffi à provoquer un accident, mais les deux en même temps…
Elle haussa une épaule, pour souligner l’évidence, puis prit une intonation plus neutre :
— La bagnole a traversé le terre-plein et a foncé à contresens sur l’autre voie. Ensuite, elle est partie en dérapage et a heurté trois véhicules au passage, avant de se faire aplatir par un semi-remorque. La conductrice de la Prius est décédée sur les lieux de l’accident, son fils est mort un peu plus tard. Quatre blessés graves, les deux autres sont dans un état critique.
— C’est une tragédie, Cat, lâcha Davies en soupirant. Mais ce n’est pas notre affaire. Ce genre d’homicides regarde la police de la route. Et, d’abord, pourquoi tu te mêles de cette histoire ? Laisse-les faire leur boulot. Tu as ton compte d’affaires à traiter, non ?
— Ecoutez-moi, chef. Les gars de la circulation ont déjà questionné la famille de la conductrice. Elle avait acheté cette voiture la veille. Les papiers n’étaient même pas encore à son nom. La propriétaire précédente s’appelle Faith Frye.
— Ce nom me dit quelque chose. Où est-ce que je l’ai lu ?
— Dans mon rapport sur l’affaire Shue.
Du bout de l’index, elle parcourut les dossiers et, lorsqu’elle trouva celui qui l’intéressait, elle le retira de la pile et le tendit à Davies.
— Gordon Shue était le directeur d’un centre pour femmes en détresse. Ils assistent des victimes de viol, d’inceste et de toutes sortes de violences domestiques. Il y a quatre semaines, on lui a tiré dans la poitrine au moment où il quittait son bureau, et une seconde balle lui a fracassé le crâne. Une femme se tenait près de lui, une de ses employées, le docteur Faith Frye.
Il se redressa, soudain plus vigilant.
— Continue, tu as toute mon attention.
— Au cours de l’enquête, Frye m’a orientée sur plusieurs pistes. Essentiellement des maris ou des partenaires de leurs patientes. Cela dit, pendant la conversation, j’ai remarqué que, chaque fois qu’elle évoquait l’assassin, elle effleurait une vilaine cicatrice sur sa gorge. Ça m’a donné envie de faire quelques vérifications. Eh bien, figurez-vous qu’elle a été agressée par un de ses patients, il y a quatre ans. Un délinquant sexuel en conditionnelle. Il lui a tailladé la gorge. Elle a failli y passer.
— Le boulot de travailleur social peut parfois s’avérer dangereux.
Cat n’ignorait pas que le ton neutre de Davies dissimulait une inquiétude constante pour son épouse, qui travaillait justement dans ce domaine.
— Je suis persuadée que votre femme est capable de se défendre mieux que la plupart des gens.
— Je le sais, parce que c’est moi qui lui ai appris à se protéger.
Davies referma le dossier Shue.
— Alors, Cat, explique-moi donc comment Frye est passée du statut de témoin d’un homicide à celui de victime du sabotage de son ancienne voiture ?
— Le gars qui l’a presque tuée est un certain Peter Combs. D’après mes recherches, l’histoire ne s’arrête pas à cette affaire de gorge tranchée. Quand il est sorti en conditionnelle, il s’est mis à la harceler. Ça a duré un an.
— Elle l’a signalé ?
Vega hocha sobrement la tête.
— Trente fois.
Sur le visage de Davies, la surprise se mêlait à la consternation.
— Merde alors ! Elle croit que Shue n’était pas visé et qu’elle était la véritable cible ?
— Ça ne lui est pas venu tout de suite à l’esprit. Mais, par la suite, elle a prétendu que Combs avait de nouveau tenté de s’en prendre à elle, à cette occasion.
— Prétendu ? Tu ne l’as pas crue ?
— En fait, je l’ai crue, mais il n’y a aucune preuve que son harceleur ait attenté à sa vie depuis la fois où ça l’a envoyé en prison pour trois ans. Je n’ai même pas pu prouver que le type se trouve encore à Miami. Rien ne relie Peter Combs au meurtre de Gordon Shue. En tout cas, pas jusqu’à présent.
— Mais cette affaire de voiture ne t’a pas apporté de nouvelles infos à ce sujet, n’est-ce pas ? Nous ignorons toujours si le harceleur de Frye est le tueur de Shue. Ou si ce type a trafiqué la voiture, d’ailleurs, souligna Davies. Même si elle était visée par le sabotage, dire que ce Combs en est responsable relève de la supposition. Et, en admettant que tu aies raison, nous ne savons pas avec certitude si les balles qui ont tué Shue étaient destinées à Frye. En revanche, tu es parfaitement dans le vrai en pensant qu’on ne s’est pas attaqué à cette voiture par hasard. Ça me semble un bon point de départ. Donc, tu peux continuer à creuser.
Cat ramassa la photo.
— Merci, chef.
Il lui adressa un bref signe de tête, puis montra les tasses sur son bureau.
— Et le colada ?
— C’est ma tournée. Salud.