Cincinnati, Ohio
Mardi 4 novembre, 10 heures

— Une danseuse orientale gymnaste en rose ? ricana Bishop, alors qu’ils quittaient le parking situé derrière l’immeuble de l’avocat des O’Bannion. Tu rigoles ?

— Et à moitié à poil, précisa sèchement Deacon. Plus j’en apprends sur les oncles de Faith, plus je me dis que j’ai eu de la chance d’avoir le père d’Adam comme oncle. Enfin presque.

— C’était si dur que ça ?

— Disons juste que c’était pas la joie. Jim Kimble est un gars plutôt rugueux. Pas très loin du papier de verre. Bref. Qu’as-tu trouvé à King’s College ?

— Une balle dans le tronc d’un arbre et beaucoup de sang, répondit Bishop. La balle est du même calibre que celles qui ont été trouvées dans la vieille maison et dans le corps qu’on a découvert dans la chambre d’hôtel où s’était posté le tireur. J’ai remis la balle à l’agent Taylor, l’expert médico-légal du Bureau, celui qui était chargé de la scène de crime à l’hôtel, la nuit dernière.

— Ouais. Celui qui m’a pris mon trench, marmonna Deacon.

— Pauvre petit chéri, dit Bishop.

Deacon se garda bien de lui dire qu’elle avait le même esprit que Faith, sachant que cela ne ferait que confirmer sa partenaire dans l’idée qu’il avait bel et bien perdu le sien.

— Que sais-tu de cet avocat ? demanda-t-elle, plus sérieusement.

— Herbert Henson senior a été l’avocat de la grand-mère de Faith pendant des dizaines d’années, mais Faith ne l’a rencontré que le jour de la lecture du testament. J’ai demandé à Crandall de faire quelques recherches sur lui et le cabinet. Il a été fondé par Herbert senior.

— Attends un peu. C’est celui qu’on va rencontrer ? Il est encore vivant ?

— Et en activité. Quatre-vingt-six ans, le gars ! Le cabinet est devenu Henson and Henson quand Herbert junior est sorti diplômé de l’école de droit en 1978. Junior a pris sa retraite, mais le nom Henson and Henson est resté, parce que le petit-fils de Herbert, Herbert, le troisième du nom, est entré au cabinet en 2010, après avoir obtenu son diplôme. Leur activité principale est la gestion de patrimoine, mais il leur arrive de s’occuper de temps à autre d’accusations d’ivresse ou de désordre public portées contre leurs clients de l’élite.

— Crandall a réussi à déterrer quelques saletés sur les avocats ?

— Rien du tout, répondit Deacon. Pas même une amende de stationnement. Et ça vaut pour le père, le fils et le petit-fils.

— Trois générations d’avocats blancs comme neige. Mais où va le monde ?

Ils interrompirent leur conversation en entrant dans le cabinet, s’arrêtèrent à la réception et sortirent leur plaque.

— Lieutenant Bishop et agent spécial Novak, nous sommes ici pour voir M. Henson senior, à propos de la propriété O’Bannion, dit Deacon.

La réceptionniste entra leur numéro de matricule dans son ordinateur. Pour un avocat qui ne plaidait pas, Henson gardait ses fichiers à jour, songea Deacon.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit-elle ensuite. Je vais prévenir M. Henson de votre arrivée.

Deacon jeta un coup d’œil méfiant aux fauteuils de la salle d’attente, rembourrés et visiblement moelleux. Henson offrait à sa clientèle ce qu’il y avait de mieux.

— Ils ont l’air trop confortables, marmonna-t-il à l’adresse de Bishop. Si je m’assieds, je vais m’endormir à coup sûr.

Bishop étouffa un bâillement.

— Je sais. Moi aussi, dit-elle, avant de s’asseoir quand même, avec un petit grognement d’aise. Ils sont encore plus confortables qu’ils n’en ont l’air. Ne t’y laisse pas prendre, Novak. C’est un piège.

Derrière son bureau, la réceptionniste étouffa un petit rire.

— Est-ce qu’un petit café vous ferait plaisir ?

Bishop accepta avec entrain.

— Ce serait très gentil, merci.

La femme disparut pendant quelques minutes, puis revint avec le café.

— M. Henson a terminé son appel. Il va vous recevoir, tout de suite.

Herbert Henson senior était installé derrière un majestueux bureau de chêne. Quelques boucles grises survivaient sur le crâne chauve qui couronnait un corps long et maigre. Des lunettes à la monture désuète achevaient de lui donner tous les traits d’un simple avocat de campagne. Mais Deacon savait que personne ne pouvait conserver une clientèle de ce calibre sans être un requin.

Henson les toisa, s’attardant particulièrement sur Deacon, qui avait ôté ses lunettes noires. L’avocat le regarda droit dans les yeux sans broncher. Il ne réagit pas du tout.

Soit il est daltonien, soit c’est un sacré bluffeur.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit Henson.

Lorsqu’ils furent installés, il posa les avant-bras sur son bureau et joignit le bout de ses doigts noueux.

— Mon assistante me dit que vous avez des questions à propos du domaine O’Bannion. Vous comprendrez que je suis lié par le secret que je dois à ma cliente.

— Même lorsque votre cliente est morte ? demanda Bishop.

Une ombre de tristesse voila brièvement l’expression de Henson.

— Barbara O’Bannion est peut-être décédée, mais ses héritiers sont toujours mes clients. Posez vos questions. Je vous répondrai au mieux.

— Avez-vous vu les informations, monsieur Henson ? demanda Deacon.

— J’ai vu. Cette maison est en première page partout, étalée dans tous les médias, à la télévision et aussi sur Internet. J’ai aussi vu des photographies de l’hôtel. D’ailleurs, je vous attendais, agent Novak.

Le vieil homme se tourna vers Bishop et poursuivit :

— En revanche, je ne m’attendais pas à vous voir, madame. Vous n’avez pas autant attiré l’attention des médias.

— Je ne le fais jamais, répondit Bishop, avec amabilité. Si vous avez vu les photos de l’hôtel, vous savez également qu’on a tiré sur un homme, la nuit dernière.

— Oui, le portier. Terrible affaire.

— Saviez-vous que la petite-fille de Barbara était la cible du tireur ? demanda Deacon.

Henson se figea.

— Faith ? Ou Audrey ?

— Qui est Audrey ? s’enquit Bishop.

Henson serra brièvement les mâchoires, puis se détendit.

— Alors, c’est Faith. Pourquoi ? Comment le savez-vous ?

— Je le sais parce que je l’ai poussée hors de la ligne de tir, expliqua Deacon en se disant qu’ils reviendraient à Audrey plus tard. Sinon, elle n’aurait pas survécu.

— Mais j’étais persuadé que la fusillade était la conséquence d’une chasse à l’homme, pour trouver celui qui a enlevé cette jeune fille à King’s College.

Maintenant, Henson serrait plus étroitement ses mains tremblantes.

— Non. Faith était la cible. Le mobile tourne autour de son héritage.

— Cette maison, fit Henson d’un ton neutre. C’est parce que son nom est sur l’acte de propriété.

— Son ancien nom, souligna Bishop. Elle l’a changé avant de quitter Miami.

— Elle a repris Sullivan, dit Henson. Il était temps. Barbara n’aimait pas l’ex-mari de Faith.

— Non, monsieur, elle a changé pour Corcoran, indiqua Bishop. Et, si elle a changé, ce n’est pas à cause de son divorce. Quelqu’un la harcelait.

Henson se redressa dans son fauteuil.

— Faith ? Harcelée ? Par qui ?

— Par l’homme qui lui a tailladé la gorge, il y a quatre ans, indiqua Deacon. Elle a décidé de venir à Cincinnati après avoir été victime de cinq tentatives de meurtre.

Il serra les dents. Rien ne permettait d’assurer que l’homme qui l’avait harcelée était responsable des dernières attaques sur Faith. Cette incertitude le mettait hors de lui.

— La première tentative a eu lieu deux jours après la lecture du testament de sa grand-mère.

Henson pâlit.

— Cinq fois en un mois ?

— Six, en comptant la fusillade de cette nuit, précisa Deacon.

Puis, il attendit.

Le visage de Henson se ferma.

— Que se passe-t-il dans cette maison ? demanda-t-il en articulant chaque mot.

— Nous n’avons pas encore divulgué cette information, répondit Deacon. Mais pensez à quelque chose d’horrible. Eh bien, c’est encore pire.

— Quelqu’un tente de la tuer à cause de cette satanée baraque, cracha Henson. Cette personne savait que Faith en avait hérité avant la modification de l’acte de propriété. C’est bien pour cette raison que vous êtes ici, n’est-ce pas ?

— Parlez-nous du testament, monsieur, demanda Bishop. Qui a eu connaissance de son contenu ? Et à quel moment ?

Henson hésita.

— Si ça peut vous aider, côté secret professionnel, monsieur, nous savons déjà que Jordan a reçu la propriété en ville, lui expliqua Deacon. La maison de Mount Carmel et les terres reviennent à Faith. Et il n’y a rien pour Jeremy.

— Qui est Audrey ? demanda encore Bishop.

— Audrey est la fille de Jeremy, leur apprit Henson. Sa fille biologique. Son ex-femme avait deux fils, d’un précédent mariage, qu’il a adoptés. Barbara a rencontré les garçons en de rares occasions. Elle n’a jamais connu Audrey.

— Pourtant vous pensiez que nous étions venus vous voir à cause d’elle, souligna Deacon.

— Après tout, c’est aussi la petite-fille de Barbara. Et, si vous entrez son nom dans Google, vous découvrirez ses nombreuses arrestations. Audrey est plus ou moins une militante très active. De nombreuses personnes dans le monde aimeraient lui tirer dessus. Auprès d’elle, Faith passe pour un modèle de bonne éducation.

— Connaissez-vous le docteur Corcoran depuis longtemps ? demanda Deacon.

Les paupières de Henson papillotèrent un instant.

— Désolé, je suis tellement habitué à penser à elle comme Faith Frye ou Sullivan. Je la connais à travers Barbara, mais je ne l’ai rencontrée en personne que le mois dernier, lors de la lecture du testament. J’imagine que je peux vous dire, sans que ça pose problème, qu’aucun des enfants de Jeremy n’a hérité.

— Savent-ils que Faith a eu la maison ?

— Je ne leur en ai pas fait part. A mon sens, Jordan ne leur en a pas parlé non plus. La seule autre personne qui connaissait le contenu de ce testament est ma secrétaire, Mme Lowell. Nous collaborons depuis près de quarante ans. Son intégrité est inattaquable.

— Et les coursiers, les préposés aux photocopies ? suggéra Bishop.

— Non, lieutenant Bishop. Personne.

— Personnel d’entretien, plombiers, serruriers, installateurs de la compagnie du câble, techniciens en informatique, remplaçantes quand votre secrétaire part en vacances ? Vous lui donnez des vacances, n’est-ce pas, monsieur ?

— Bien sûr, mais mon épouse et moi prenons nos congés en même temps. Le cabinet reste fermé. Nous procédons ainsi depuis quarante ans. Personne n’a accès à nos fichiers, dit-il avec fermeté.

Puis sa certitude sembla ébranlée et il ajouta :

— Bien sûr, il y a peut-être eu ces techniciens en informatique. Il y a quatre ans, nous avons fait installer un nouveau système. Jusque-là, Mme Lowell enregistrait tout sur des disques durs externes que nous gardons sous clé. Il est concevable que le consultant que nous avons fait venir ait vu un dossier ou deux, pendant qu’il nous apprenait à utiliser le système.

— Il est tout aussi concevable qu’il ait fait des copies de tous vos disques durs externes, fit remarquer Deacon, et il vit Henson se rembrunir. Qui était le consultant ?

— Tierney Phillips. C’est le meilleur ami de mon petit-fils. Je connais Tierney depuis sa naissance.

Henson poussa un soupir, comme si quelque chose venait de lui revenir, puis continua :

— Mais même s’il avait volé des fichiers, ce que je ne crois pas, ça n’aurait aucune répercussion sur cette affaire. Le testament de Barbara a été rédigé bien avant que nous n’ayons notre premier ordinateur au cabinet. Il a été rédigé sur une machine à écrire avec une copie au carbone. Après l’installation de notre nouveau système, nous avons scanné un certain nombre de documents anciens. Tierney n’a pas pu y avoir accès.

— Où conservez-vous vos anciens dossiers ? demanda Deacon.

— Au sous-sol. Nous avons une chambre forte. Je suis le seul à en détenir la combinaison.

Un homme assez prudent pour enregistrer les numéros de matricule des flics qui venaient le voir devait avoir prévu une solution de repli, songea Deacon. Une autre personne avait forcément accès à cette combinaison.

— D’accord. Alors, Jordan connaissait le contenu du testament, ainsi que Faith. Jeremy et ses enfants savaient qu’ils n’y figuraient pas. Si Faith devait mourir, que se passerait-il pour la propriété de Mount Carmel ?

— Je n’ai pas la liberté de vous le révéler. Vous m’en voyez navré.

— Dans ce cas, la maison ira à Jordan, affirma Bishop, comme si c’était une évidence. C’est votre seul client qui soit aussi un héritier.

— Ne parlez pas pour moi, lieutenant, rétorqua sèchement Henson. Et ne faites pas de suppositions. Je ne peux pas prendre la décision de vous révéler cette information.

Deacon réussit à faire bonne figure, même s’il éprouvait une frustration de tous les diables. Quiconque suivait dans l’ordre d’héritage avait un mobile.

— Qui a eu accès à la maison, ces dernières années ?

— Eh bien, j’imagine qu’on peut me compter. Quand Barbara a déménagé en ville pour s’installer avec Jordan, elle a fait changer les serrures et m’a remis la clé. J’ai donné cette clé à Faith au moment où je lui ai lu la section du testament qui la concernait.

— La serrure a été changée, annonça tranquillement Deacon.

Henson se rembrunit.

— C’est donc pour cette raison que Faith m’a appelé en expliquant que la clé ne fonctionnait pas. Peste. Eh bien, ça vous fournira au moins une période de référence. Il y a trois mois, la serrure était intacte.

Deacon dissimula sa surprise. C’était impossible. Le tueur qu’ils recherchaient avait séjourné dans cette cave bien plus longtemps que trois mois.

— Pourquoi trois mois ?

— Parce que c’est la dernière fois que la maison a été inspectée par Maguire and Sons. Ils ont vérifié que le toit ne fuyait pas, que les fondations étaient toujours sûres. Ce genre de choses.

— Contrôlent-ils aussi l’intérieur de la maison ? demanda Deacon.

Henson hocha la tête.

— Deux fois par an, de haut en bas. Et, après chaque forte crue, ils vérifient le sous-sol. La maison est construite en hauteur, mais Barbara ne voulait courir aucun risque.

Ça, c’était foutrement impossible. A moins que Maguire et/ou ses fils soient des violeurs et des meurtriers.

— Deux fois par an, depuis quand ?

— Maguire a le contrat depuis dix ans. Mais des entrepreneurs effectuent des travaux d’entretien tous les six mois, depuis que Tobias est mort et que Barbara est partie en ville. Pourquoi ? ajouta Henson en fronçant les sourcils.

Dix ans. Tanaka avait estimé que les fenêtres et la porte avaient été condamnées et camouflées depuis justement ce laps de temps.

— Qui programme les visites de Maguire ? demanda Deacon.

— Nous. Pourquoi ?

— Et la clé ? demanda Bishop. Ont-ils leur propre clé ?

Henson pinça les lèvres.

— Non, bien entendu. Mon petit-fils les retrouve là-bas. Ensuite, il attend qu’ils aient terminé. Pour l’instant, Herbert est absent. Dès son retour, je lui demanderai d’entrer en contact avec vous. Pourquoi ?

— Le problème, c’est que nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps, dit Deacon. Où se trouve-t-il pour l’instant ?

Deux taches rouge sombre marbrèrent les pommettes de Henson.

— Il se trouve avec un client, agent Novak. L’intégrité de mon petit-fils est également inattaquable.

Deacon s’adossa à son siège, un signal subtil à l’intention de Bishop pour lui indiquer de prendre le relais. Elle savait procéder en douceur, un élément qu’il appréciait particulièrement dans leur collaboration.

— Je suis certaine que c’est le cas, monsieur Henson, dit-elle. Mais nous sommes confrontés à un grave problème, ici. Vous savez, cette chose que l’agent Novak a évoquée, pire que le pire produit de votre imagination ? Eh bien, ça s’est passé dans la cave de Mount Carmel et depuis bien plus longtemps que trois mois. Nous devons impérativement parler à votre petit-fils. Si lui ou Maguire ont remarqué quoi que ce soit dans ce sous-sol, il nous faut le savoir.

Henson s’immobilisa.

— J’ai dit que je lui demanderais de vous joindre à son retour. C’est le mieux que je puisse faire pour l’heure.

— Pouvons-nous avoir son numéro de portable ? demanda-t-elle. Nous serions heureux de l’appeler nous-mêmes.

— Non. Il est avec un client et ne peut pas être dérangé. Vous pourrez l’appeler ici, sur la ligne du cabinet. Il relève fréquemment ses messages. Nos téléphones mobiles sont destinés à notre usage personnel, par conséquent nous gardons cette information privée.

Deacon intervint sans masquer son irritation.

— Une jeune femme est portée disparue. Chaque instant qui nous sépare de notre conversation avec votre petit-fils est un instant qui la rapproche de la mort. Vous ne voudriez pas entacher ainsi votre conscience. Ou votre réputation immaculée.

Henson serra les mâchoires.

— Je vais le joindre sur son mobile et je lui demanderai de vous appeler.

Deacon se pencha en avant, assez vivement pour que son mouvement attire l’attention de Henson.

— Passez cet appel, tout de suite. La vie d’une jeune femme est en jeu.

Henson appuya sur le bouton de son interphone.

— Madame Lowell, pouvez-vous appeler mon petit-fils sur son mobile, je vous prie ?

Il relâcha le bouton et fixa Deacon. Peu après, la voix de Mme Lowell sortit de l’interphone.

— Monsieur, j’ai eu sa boîte vocale.

— Laissez-lui un message. Dites-lui de m’appeler le plus tôt possible, c’est urgent.

Henson relâcha le bouton de l’interphone avec un mince sourire.

— Maintenant, s’il n’y a rien d’autre que je puisse faire pour vous, j’ai un rendez-vous qui m’attend.

Deacon ne broncha pas. Ni Bishop.

— Vous pouvez faire encore beaucoup pour nous, dit Deacon. Comme de nous dire quand vous-même êtes allé à la maison O’Bannion pour la dernière fois.

Les sourcils de Henson s’arquèrent au-dessus de ses lunettes.

— Ferais-je partie de vos suspects ?

— Pouvez-vous répondre à la question, je vous prie ? rétorqua Deacon.

Henson se carra dans son fauteuil. Sa façade d’amabilité s’était désintégrée, révélant le cœur d’acier sous la surface. C’était cet homme-là qui était resté le conseiller de confiance de riches clients pendant plus de soixante ans.

— Ma dernière visite là-bas remonte à vingt-trois ans, répondit-il avec raideur.

— Pour l’enterrement de Tobias ? demanda Deacon. Ou celui de Margaret Sullivan ?

— Celui de Margaret, bien que j’aie également assisté aux funérailles de Tobias.

— Vous les connaissez depuis si longtemps ? poursuivit Deacon.

— Oui. Ce sera tout ?

— Non.

L’empressement de Henson à mettre fin à l’entretien accentuait à la fois l’agacement et les soupçons de Deacon. Il insista donc.

— Je dois dire que je suis un peu étonné qu’un avocat de votre envergure s’attache à des détails aussi insignifiants que l’entretien d’une des propriétés de ses clients.

— Ce n’est pas le cas. Je l’ai fait pour Barbara, car nous étions amis. Je fréquente Tobias et Barbara depuis les années 1940. Tobias était le meilleur ami de mon frère aîné. Barbara et mon épouse étaient des camarades d’école. Mon épouse et moi étions la marraine et le parrain de Joy.

— Qui est Joy ? demanda Bishop.

— Joy était l’aînée de Barbara. Elle est morte à quinze ans. La leucémie.

Deacon fronça les sourcils.

— Je croyais que c’était Jordan qui avait eu le cancer pendant son adolescence.

Henson pencha la tête d’un air intrigué.

— Il a été atteint aussi. Comment le savez-vous ?

— Faith me l’a dit.

— Intéressant. J’imagine qu’elle devait être assez âgée pour savoir ce qui se passait à l’époque, songea Henson à haute voix.

— Les O’Bannion ont eu deux enfants atteints d’un cancer ? reprit Bishop.

— La famille a eu plus que sa part de chagrin. En tout cas, Barbara et moi, nous nous connaissions depuis des dizaines d’années. C’est pour cette raison que je m’occupais de ce genre de détails à sa place.

— Pourquoi Jordan ne s’en chargeait-il pas ? voulut savoir Deacon.

— Il s’occupait d’elle physiquement et semblait s’en tirer fort bien. En dehors de ça, il n’a pas vraiment le sens des responsabilités.

Deacon songea à la photo que la petite danseuse orientale gymnaste lui avait montrée.

— Que voulez-vous dire ?

— Il boit trop. Il court le guilledou. Il fait la noce. Il vit dans le monde de l’art et, même dans une ville aussi conservatrice que celle-ci, ils sont plutôt… libres d’esprit, dans ce milieu.

— Gagne-t-il bien sa vie comme marchand d’art ? demanda Bishop.

Henson fronça les sourcils, manifestement troublé.

— Si je le savais, je refuserais de vous en parler. Mais, en réalité, je l’ignore. Ce sera tout ?

— Non, répondit encore Deacon. Pourquoi n’aimez-vous pas la maison O’Bannion ? Vous en avez parlé en disant « cette satanée maison ». Je sais déjà que Faith ne l’aime pas mais, vous, qu’est-ce qui vous déplaît ?

— Cette maison était une source d’épuisement pour Barbara, émotionnellement et financièrement, mais elle était déterminée à la garder. C’était ce qui restait de son patrimoine et elle comptait le laisser à ses enfants et petits-enfants.

— Ce qui restait de son patrimoine ? releva Bishop.

Henson se raidit, comme s’il en avait trop dit.

— La maison était tout ce qui restait de son passé. Le cimetière était situé là-bas, avec la tombe de Joy. Elle ne voulait pas la laisser à des étrangers.

Les sourcils noirs de Bishop s’arquèrent.

— La tombe de Joy ? Pas celle de son mari ou de Margaret ?

Henson rougit.

— Leurs tombes sont aussi là-bas. Depuis plus d’un siècle, tous les O’Bannion sont enterrés au même endroit. Barbara aimait Margaret et Tobias, mais Joy est morte si jeune. Ma vieille amie n’a jamais vraiment surmonté la disparition de cette petite.

— Encore une question, dit Deacon. Où avez-vous écrit la combinaison de la chambre forte ?

— Nulle part, répondit Henson avec dédain. Je l’ai mémorisée. Je suis peut-être vieux, mais je suis toujours aussi vif d’esprit.

— Je ne vous contredirai pas là-dessus, répondit Deacon à voix basse. Mais vous n’êtes pas non plus un idiot. Pas besoin d’être vieux pour mourir d’une manière inattendue. Un homme aussi avisé que vous a sans doute prévu une solution de repli. Vous avez noté la combinaison de cette chambre forte quelque part, ou alors vous avez un code, un moyen de la communiquer à vos successeurs.

— J’ai dit que je ne l’ai pas écrite.

Henson se leva avec effort, puis tendit la main vers le déambulateur qu’il conservait sous son bureau.

— J’ai des clients qui attendent. Mme Lowell vous reconduira.

D’un pas vif, Mme Lowell les précéda jusqu’à la sortie. Deacon ralentit en passant dans la salle d’attente et prit un instant pour étudier les photos et leurs légendes fixées au mur, près de la porte. Henson senior était représenté assis derrière son bureau. Henson Trois était debout près de son bureau, bras croisés sur une très large poitrine, dans une pose décontractée.

Henson Trois était bâti comme Peter Combs.

Deacon attendit que Bishop et lui aient rejoint leur voiture pour entamer la discussion.

— Tu as vu la photo de Henson Trois ?

— Ouais. Un type costaud, juste comme Peter Combs. Ça marche aussi avec la scène de crime de King’s College. Arianna et Corinne ont été enlevées sur le trajet entre la bibliothèque et les résidences. On a découvert des signes de lutte près du sentier, mais on n’a plus rien trouvé jusqu’à l’accès secondaire. Arianna est une fille de grande taille. Pour transporter les deux femmes aussi loin, il faut la taille et la force nécessaires. La taille et la force de quelqu’un comme Combs ou le petit-fils de Henson.

— On est sûrs qu’il a utilisé la route d’accès pour quitter l’université ?

— J’ai trouvé une des boucles d’oreilles d’Arianna sur le bas-côté, près des empreintes de pneus. Elle portait ces boucles sur la photo que sa colocataire a apportée à la police en venant déclarer sa disparition.

— C’est pas mal comme théorie, approuva Deacon. Henson Trois a passé les quatre dernières années à Cincinnati, il a accès à la maison. D’autre part, même si Senior refuse de l’admettre, son petit-fils a aussi eu connaissance du testament et devait sans doute savoir que Faith avait hérité de la propriété de Mount Carmel.

Bishop hocha la tête.

— Je pensais la même chose. Senior a certainement noté la combinaison de la chambre forte quelque part. Le vieux a quatre-vingt-six ans. Il a dû laisser les rênes à son petit-fils. Et si Henson Trois était derrière les attaques contre Faith ? Se pourrait-il que ce Combs ne soit pas du tout impliqué ? ajouta-t-elle en glissant un regard oblique à Deacon.

— Je suis d’accord avec toi, convint-il. Sauf que la balistique relie le meurtre de Gordon Shue aux tirs qui ont eu lieu pendant la bagarre avec le technicien de la compagnie d’électricité.

— Et à la balle qui a tué Anthony Brown, le client de l’hôtel, ajouta Bishop. Ces crimes sont connectés, soit, mais ça ne signifie pas que Combs est bien celui qui a essayé de la tuer en Floride ou ici.

— Ou, du moins, il n’était pas le seul. Nous pourrions imaginer deux tueurs travaillant ensemble, ou partageant le même objectif, c’est-à-dire garder Faith loin de cette maison. Ça collerait avec le fait que Combs l’a seulement rencontrée il y a quatre ans, alors que ces crimes semblent remonter au moins à dix ans.

— A l’époque où le cabinet de Henson a engagé une nouvelle société pour l’entretien, compléta Bishop.

— Exactement. En plus, Combs ne pouvait pas savoir pour le testament, à moins que quelqu’un ne l’ait informé. Quelqu’un au courant. Un type bâti comme un arrière de football américain a tenté de pénétrer dans l’appartement de Faith en grimpant par la fenêtre. Pour l’instant, ça pourrait être Henson Trois ou Combs. Henson avait accès au testament, mais Combs s’était déjà attaqué à elle une fois. Il peut donc parfaitement être impliqué dans cette affaire.

— J’ai vu la cicatrice sur sa gorge. C’est Combs qui a fait ça ?

Deacon acquiesça.

— Ouais, c’est lui qui a fait ça, dit-il sans laisser transparaître sa colère. Il y a quatre ans.

— Parce qu’elle a signalé à l’officier de probation chargé de son cas qu’il avait manqué une séance de thérapie ? Ou parce qu’elle était plus ou moins liée à ce flic des crimes sexuels dont tu discutais avec Vega ?

— Et si c’était le cas ? demanda tranquillement Deacon.

— Dans ce cas, elle serait directement responsable des trois ans de prison de Combs. Elle pourrait perdre son droit d’exercer. Bien sûr, il faudrait que quelqu’un la dénonce. Mais, si tu veux mon avis, ça ne vaudrait pas le coup de devoir se taper toute la paperasse.

Deacon lui sourit.

— Je pensais la même chose.

Bishop lui rendit son sourire, puis retrouva son sérieux.

— Henson Trois était à Cincinnati ces quatre dernières années. D’après les bios qui figurent dans l’entrée, il a fait ses études de droit à l’université du Kentucky, donc il n’était pas loin pendant les années précédentes. Mais, comme tu le dis, on ne peut pas entièrement disculper Combs, compte tenu de ses antécédents avec Faith, d’autant plus que la balistique a établi un lien avec les crimes de Miami. Où était Combs avant son arrestation pour l’agression de sa belle-fille ?

— J’ai vérifié son dossier. Pas d’arrestations antérieures.

— Géographiquement. Est-ce qu’il venait de l’Ohio ? Est-ce qu’il aurait pu connaître les O’Bannion ? Connaissait-il la maison avant d’avoir commencé la thérapie avec Faith ?

Deacon secoua la tête.

— Combs a un historique professionnel stable en Floride. Aucune mention d’une quelconque relation avec quelqu’un d’ici ou quelque part dans l’Ohio. La thérapie a été ordonnée par un juge. Il est hautement improbable que Faith ait été volontairement désignée pour prendre Combs en charge.

— Je suis d’accord. Je vérifiais simplement, histoire d’être certaine que tu ne t’aventures pas sur le terrain de la théorie de la conspiration.

Il ouvrit la bouche pour protester, puis se tut. C’était de bonne guerre. Ils n’étaient partenaires que depuis un mois. Elle ne pouvait pas savoir qu’il n’avait jamais perdu la tête pour une femme.

— Donc, partons du principe que nous avons affaire à deux personnes différentes. Et si Combs avait été approché par celui qui a pris possession de cette cave il y a des années, justement parce qu’il avait affaire avec elle ? Quoi de mieux que de lâcher sur Faith Corcoran le type qui a passé trois ans au trou à cause d’elle ? De cette façon, le « tueur de la cave » peut garder les mains propres. Personne ne penserait à le chercher, parce que Combs a déjà tenté de tuer Faith. C’est de notoriété publique. Et si Combs jouait le rôle d’un tueur à gages, qu’il en soit conscient ou pas ?

— Tu tiens un truc, dit Deacon, qui commença à envisager toutes les possibilités. Si c’est le cas, ça paraît logique que le tueur de la cave ait pris contact avec Combs après que Faith a hérité de la maison, sinon les tentatives de meurtre auraient débuté depuis longtemps.

— Ça, on n’en sait rien. Et s’il y avait déjà eu d’autres ratages au fil des ans ?

Deacon fronça les sourcils.

— Je n’en sais rien. Je demanderai à Faith. Nous avons donc deux suspects, Combs et Henson Trois. Il faut retracer leurs déplacements du mois dernier.

— Et commencer par leur mettre la main dessus, souligna Bishop, toujours pragmatique. Vega cherche Combs depuis un mois. Elle n’a peut-être rien trouvé parce qu’il était ici.

— Occupé à enlever Corinne et Arianna, dit-il d’un air sombre.

— Entre-temps, il nous reste toujours Maguire et ses fils. Allons les voir, histoire de savoir s’ils sont vraiment allés dans ce sous-sol. On obtiendra aussi plus d’infos sur Henson Trois.

Deacon consulta sa montre.

— Il faut que je sois dans le bureau de la principale de Greg d’ici peu de temps. King’s College est sur mon trajet. Séparons-nous. Tu prends Maguire et je m’arrête sur la scène de crime du campus voir ce que les scientifiques ont déniché. Quand j’aurai réglé l’histoire de Greg, je t’envoie un message. Ensuite, on trouve Herbie Trois.

Bishop lui adressa un petit signe de la main en montant dans sa voiture.

— Bonne chance avec la principale.

— Merci.

Il risquait d’en avoir besoin.

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