Cincinnati, Ohio
Mercredi 5 novembre, 9 h 3

— Oncle Jordan !

Faith se leva en voyant approcher son oncle et lui fit signe de les rejoindre à la table où Deacon et elle étaient déjà installés.

— Il n’a pas l’air terriblement impressionné par notre hospitalité, murmura Deacon.

La cafétéria du central était en réalité une salle de repos, qui avait gagné ce titre grâce à l’adjonction de quelques tables et de nombreux distributeurs. Trop de flics carburaient à la caféine et au sucre. La plupart des matins, Deacon était de ceux-là. Mais, cette fois, il s’était réveillé avec Faith et son sang courait toujours comme un torrent dans ses veines.

Par contraste, Jordan O’Bannion avait l’air d’avoir avalé un parapluie.

— Jordan aime la porcelaine fine et les théières en argent, dit Faith avec un sourire. Il dit toujours que, son idée de la « vie à la dure », c’est un Holiday Inn sans service d’étage.

Quand Jordan s’arrêta près d’eux, elle se pencha pour l’embrasser sur la joue.

Jordan considéra la banquette de vinyle, rapiécée au scotch, avec appréhension. Faith éclata de rire.

— Je l’ai essuyée avant ton arrivée, assura-t-elle. C’est propre.

L’oncle s’installa en face de Deacon, comme celui-ci l’avait prévu. Il avait organisé leur disposition pour que l’homme prenne place le plus loin possible de Faith. Pas question de prendre le moindre risque, même entre les murs du central.

Les yeux de Jordan étaient moins gonflés que la veille et il semblait sobre. C’était encourageant. Néanmoins, il avait le visage empourpré, des gouttes de sueur perlaient sur son front et sa lèvre supérieure. Ses gestes étaient empreints d’une certaine fébrilité que Deacon reconnaissait, grâce aux rares fois où son propre père avait tenté de se débarrasser de sa dépendance. Il doit vraiment avoir besoin d’un verre.

— Monsieur O’Bannion, merci d’avoir accepté de nous rencontrer ici, dit-il. Il nous est plus facile d’assurer la sécurité de Faith au central.

— Bien sûr. Je comprends tout à fait.

O’Bannion prit un instant pour observer le visage de sa nièce.

— Par rapport à hier, tu as l’air d’aller beaucoup mieux. J’espère que tu as pu te reposer.

— C’est le cas, merci. D’après l’agent Novak, tu aurais des informations à nous communiquer.

— Peut-être. Je ne sais pas vraiment ce que vous cherchez et je ne comprenais pas toujours ce que j’avais sous les yeux. Mais, d’abord, je t’ai apporté ça.

Il poussa un vieux modèle de téléphone à travers la table vers Faith.

— J’aimerais pouvoir te joindre en personne, sans passer par l’agent Novak, continua-t-il. Bon, ce n’est pas un modèle récent avec toutes les options, mais tu peux recevoir des appels et envoyer des SMS.

Il lui adressa un regard de réprimande et ajouta :

— Ton père m’a demandé de te procurer un téléphone parce qu’il s’inquiète. J’en avais un vieux dans un tiroir de mon bureau, qui a encore quelques minutes de communication.

Deacon prit l’appareil et l’examina, sans pouvoir se défaire d’un léger sentiment de malaise.

— Pourquoi avez-vous un téléphone prépayé en votre possession, monsieur O’Bannion ?

— C’est celui de ma gouvernante. Mary n’a jamais pu s’offrir un smartphone, je lui ai donc donné celui de mère, dit-il avec un haussement d’épaules contrit. La pauvre n’en a plus besoin, maintenant.

L’explication tenait debout et l’oncle de Faith avait un alibi pour toutes les agressions, songea Deacon. Néanmoins, son malaise persistait. Dans une certaine mesure, la tension de Jordan le contaminait peut-être.

— Merci pour le téléphone. J’allais justement en chercher un pour Faith, aujourd’hui, alors vous m’avez épargné le déplacement. Bien, maintenant, voulez-vous bien nous parler de vos informations ?

— J’ai passé la soirée à fouiller dans les papiers de mère et j’ai trouvé le nom de la société dont vous m’avez parlé hier, celle qui s’occupe de l’entretien du domaine. C’est Maguire and Sons, ils ont un bureau à Mount Carmel.

Il tendit une facture à Faith.

— Elle les payait tous les six mois, ajouta-t-il. Et très bien, d’ailleurs. Je dois dire que les tarifs m’ont étonné. Si je l’avais su, j’y aurais mis un terme depuis longtemps.

Faith remit le document à Deacon.

— Pourras-tu me transmettre tous les reçus, Jordan ? Si je finis par garder la maison, j’aimerais les avoir pour servir de références.

Deacon cacha sa surprise. Soit elle avait drastiquement changé d’avis à propos de la maison, soit elle faisait un numéro au bénéfice de son oncle.

En revanche, Jordan ne se soucia pas de cacher son étonnement.

— Tu envisages sérieusement de garder cette maison, Faith ? C’est une grosse responsabilité, tu sais. Mère dépensait bien trop pour l’entretenir, alors qu’elle était inoccupée. Y vivre va te coûter une vraie petite fortune.

— En arrivant ici, j’avais l’intention de la garder. Maintenant, j’hésite. Mais, même si je décide de la vendre, il me faudra sans doute un moment pour trouver un acheteur. Entre-temps, il va bien falloir l’entretenir. Je vais essayer de négocier avec la Société historique, ils seront peut-être d’accord pour partager les frais.

Jordan parut soucieux.

— Ils voulaient mettre la maison sur le registre national et mère n’aurait pas voulu ça.

— Pourquoi ? demanda Deacon. J’aurais pensé qu’elle voudrait que la maison soit protégée et qu’on puisse en jouir.

— En effet… A condition que ça soit au bénéfice des O’Bannion. Elle n’avait aucune intention de la partager avec le public. Mère souhaitait que Faith reçoive la maison en espérant qu’elle se remarierait et la remplirait d’enfants, dit Jordan, puis il se tourna vers sa nièce avec un sourire affectueux. Tu sais comme elle était. Elle ne perdait jamais espoir.

Faith leva les yeux au ciel.

— Je sais.

— Dans ce cas, pourquoi a-t-elle permis que le cimetière figure dans le registre national ? voulut savoir Deacon.

— C’est à l’extérieur, et elle savait qu’elle ne pourrait pas empêcher les mordus de la guerre de Sécession de venir le visiter. Elle s’était dit qu’en confiant la protection du cimetière à la Société historique cela éviterait qu’il ne soit vandalisé. Elle aimait ce vieux tas d’ossements, tous, jusqu’à ceux du colonel Zeke…

— … O’Bannion du 6e d’infanterie de l’Ohio, compléta Faith. Je sais. J’ai entendu toutes les histoires, d’abord de Gran, ensuite de ma mère.

Le regard de Jordan s’assombrit.

— Maggie aimait aussi cet endroit. Mais, sérieusement, je crois que tu devrais y réfléchir à deux fois avant de parler à la Société historique. J’ai trouvé cette lettre que mère leur a écrite et ça m’a poussé à vous contacter ce matin. Elle ne l’a jamais expédiée.

Datée de l’année précédente, la lettre imprimée était signée « Barbara O’Bannion ».

Faith se pencha par-dessus le bras de Deacon pour lire en même temps que lui.

— Elle est mécontente du jardinier qui prenait soin du cimetière, murmura-t-elle, puis elle fronça les sourcils. Elle l’a vu sortir de la maison ? Comment ? Elle n’est jamais retournée là-bas, n’est-ce pas, Jordan ?

Deacon relut la lettre, le fourmillement du malaise s’affirmait. Une lettre non expédiée, signée par la mère défunte de Jordan, leur indiquant un nouveau suspect, qui surgissait de nulle part… C’était peut-être vrai, mais l’instinct de Deacon trouvait tout cela terriblement commode. Ça… sonnait faux.

— C’est pour cela que j’ai demandé à vous voir, dit Jordan. Je ne l’ai jamais emmenée là-bas. Elle avait les hanches fragiles. Une chute aurait suffi à l’envoyer à l’hôpital. Et toi ?

— Non ! Pour la même raison.

— C’est bien ce que je pensais, mais je tenais à vérifier. Je n’ai jamais vraiment su ce que vous faisiez toutes les deux quand tu venais lui rendre visite et que j’allais peindre dans mon atelier. Alors, je me suis dit qu’elle t’avait peut-être persuadée de l’emmener là-bas.

— Elle a souvent essayé, mais j’ai toujours refusé. Pour commencer, je ne me serais pas risquée à lui faire descendre ces escaliers étroits qu’il y a dans ta maison. Vraiment, Jordan, tu me crois aussi irresponsable ? ajouta-t-elle, visiblement affectée.

— Navré, je n’avais pas l’intention de t’offenser. La seule autre personne qui pourrait l’avoir emmenée là-bas, c’est Henson senior. Il lui obéissait au doigt et à l’œil.

— Il a déclaré qu’il ne s’était pas rendu à Mount Carmel depuis l’enterrement de votre mère, Faith, dit Deacon d’une voix calme.

Faith prit la lettre, perplexe.

— C’est bien la signature de ma grand-mère. Qui sait, elle a peut-être imaginé cette visite au cimetière ? Je n’avais pas l’impression qu’elle avait l’esprit troublé, mais ça a pu m’échapper.

— D’accord avec toi, admit Jordan. Mais, le jour où nous l’avons enterrée, il était là. Le jardinier, bien sûr. Il se tenait à la porte, son chapeau à la main. J’ai été surpris, parce que ce n’était pas le jour où il venait tondre, d’habitude. Mais je me suis dit qu’il était venu par curiosité ou peut-être pour s’assurer que le portail serait bien refermé, ensuite. En tout cas, je pensais que vous deviez le savoir. Si le jardinier avait accès à la maison…

Deacon glissa la lettre dans un sachet à indices. Bishop avait vérifié les antécédents du jardinier, qui était presque aussi vieux que Henson senior et avait un alibi. Tout comme Henson senior, d’ailleurs. Et, une fois de plus, Jordan était déjà hors de cause, alors, pourquoi mentir ?

La lettre pouvait être une pièce à conviction parfaitement valable. Deacon l’espérait, mais quelque chose ne sonnait pas juste.

— Nous vérifierons cette piste. Merci, monsieur O’Bannion, dit-il poliment.

Jordan se pencha au-dessus de la table et déposa un baiser sur la joue de Faith.

— Sois prudente, fillette. Il ne reste plus que nous deux, maintenant. Appelle-moi dans la journée, si tu as une minute. J’ai besoin d’avoir régulièrement de tes nouvelles.

— Compte sur moi. Merci.

Toujours troublée, elle le regarda partir, puis elle se tourna vers Deacon.

— Je n’ai jamais pensé que Gran souffrait de démence, mais elle avait tout de même quatre-vingt-quatre ans.

— Avant que tu ne t’engages dans cette voie, voyons d’abord ce que le jardinier a à dire.

Il lui prit son nouveau téléphone et le glissa dans la poche de son nouveau manteau de cuir en notant mentalement qu’il devait appeler Daphne pour la remercier.

— Quoi ? demanda-t-il à Faith qui lui adressait un regard fulminant.

— Pourquoi tu me confisques encore un téléphone ? lâcha-t-elle. Celui-là n’est ni cassé ni piraté.

Deacon espérait qu’elle avait raison, mais il avait choisi de se fier à son instinct.

— Parce que je suis un type parano, qui a assisté à deux tentatives de meurtre dont tu étais la cible.

Elle écarquilla les yeux.

— Tu crois que Jordan est le meurtrier ? Mais il a un alibi. Tu l’as dit toi-même. Et, s’il était suspect, je le sentirais, tu ne crois pas ? Bon sang, Deacon.

Elle semblait si interloquée que Deacon fut tenté de lui rendre l’appareil. En vérité, il ne pensait pas que Jordan O’Bannion se lancerait dans une activité où il risquait d’érafler ses Ferragamo étincelantes. Et il le voyait encore moins arracher les organes des corps de victimes mortes.

— En effet, il a un alibi. Et, non, je ne le place pas au niveau de Stone et des autres en termes de suspicion. Mais laissons Tanaka vérifier le téléphone, d’accord ? Pour ma tranquillité d’esprit.

— D’accord, consentit-elle avec un soupir théâtral. J’en étais à me demander si tu ne préférais pas que je continue à être privée de téléphone pour rester dépendante de toi.

Il agita les sourcils.

— Ciel ! Me voilà démasqué !

Elle leva de nouveau les yeux au ciel.

— Tu peux t’estimer heureux d’avoir tant de charme, Novak.

Deacon rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

— Du charme ? Personne ne m’a jamais dit une chose pareille. De l’avis général, je serais plutôt un emmerdeur.

— C’est parce qu’ils ne te voient pas comme je te vois, dit-elle, d’un air suffisant.

— Ou comme tu m’as vu il y a deux heures, dit-il en baissant la voix.

Il eut la satisfaction de la voir frémir et remarqua que ses joues rosissaient joliment.

— Et j’espère bien te revoir très bientôt dans les mêmes circonstances. Alors, dépêche-toi de résoudre cette affaire, dit-elle avec légèreté.

Puis, son sourire se ternit.

— Je t’en prie, ajouta-t-elle dans un chuchotement. Nous devons absolument l’arrêter.

Sur tes traces
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