Est du Kentucky
Mardi 4 novembre,
1 h 25
Corinne avait presque abandonné. Son pied nu lui faisait l’effet d’un bloc de glace et une douleur terrible lui transperçait le bras. Et sa tête lui faisait mal. Elle avait mal partout.
Elle avait utilisé sa chaussure pour maintenir le lourd battant entrebâillé, de manière à pouvoir passer son bras par l’ouverture pour atteindre le cadenas. A ce moment-là, ça semblait une si bonne idée. Il suffisait de glisser le petit cure-dents dans la serrure. Et c’était tout. Ça ne devrait pas être si difficile.
Ses yeux se remplirent de larmes et elle s’affaissa contre la dernière marche de l’escalier. Elle allait mourir ici.
Non, pas question. Arianna est quelque part dehors et il y a aussi cette petite fille. Elles ont besoin de toi.
A l’aveuglette, elle passa le bras par l’ouverture, le courbant à un angle peu naturel pour atteindre le cadenas rouillé. Ne te défile pas, ordonna-t-elle au cadenas. Ne bouge… pas.
Elle retint son souffle en constatant que la pointe n’avait pas glissé de la serrure comme c’est déjà arrivé une dizaine de fois. Le cure-dents était à l’intérieur. Jusqu’au bout. Je t’interdis de laisser tomber le couteau, maintenant. Elle contrôla son souffle, puis secoua légèrement le petit outil. Et elle entendit le déclic de la serrure qui cédait. Des larmes brûlèrent ses joues froides. La chaîne glissa, libérant les poignées. Lentement, soigneusement, elle poussa le battant.
Je l’ai fait ! Elle avait envie de le crier au ciel, dans lequel brillaient les plus belles étoiles qu’elle ait jamais vues. Mais elle se retint. Pas de bruit. Juste au cas où il serait encore là. Elle fourra son pied dans sa chaussure et monta sur le sol froid.
Elle eut un coup au cœur. La forêt. Ils étaient au cœur de la forêt. Pas de voisins. A des kilomètres de la civilisation. Merde.
Elle fit un tour sur elle-même. Et étouffa un hoquet. Du sang avait éclaboussé l’arrière de la maison, près de la bonbonne de gaz. C’était la détonation qu’elle avait entendue, à leur arrivée, songea-t-elle. Sur qui avait-il tiré ?
Craignant d’apprendre la réponse, elle contourna la maison avec précaution et jeta un coup d’œil par la fenêtre latérale.
Un haut tas de terre trônait sur le plancher de la cabane. Une pelle était appuyée contre le mur. Et la fille était allongée sur une couchette, pieds et poings liés. Elle portait un T-shirt au tissu mince et un jean délavé. Pas de chaussure ni de chaussettes. Pas de manteau. Pas de couverture.
Corinne ne vit aucun signe du monstre qui les avait amenés ici et la porte de devant était verrouillée. Le fourgon n’était pas en vue. Il était vraiment parti. Pour l’instant.
Forcer cette serrure fut beaucoup plus facile. Ce n’était qu’un simple verrou, plus probablement destiné à garder les ours à l’écart que les gens.
Elle se faufila à l’intérieur, jetant des regards furtifs au tas de terre. C’était là-dessous qu’il avait dû enterrer les deux hommes morts du fourgon. Ainsi que l’inconnu abattu à leur arrivée. Qui était cette troisième personne ? Il était trop tard pour lui venir en aide désormais.
La fille avait la peau glacée, mais elle était encore en vie. Corinne se fixa deux priorités : la réchauffer et la réveiller. Une couverture traînait sur la couchette voisine. Il aurait pu la recouvrir sans effort, songea Corinne en l’arrachant du lit vide avant de l’enrouler autour du corps gelé de la fille. Pourquoi ne l’avait-il pas fait ?
Pour apprendre à la gamine qui avait le pouvoir, se répondit-elle. A son réveil, la gosse aurait constaté qu’il y avait une couverture et aurait eu envie de s’en couvrir. Mais il dépendrait de lui de la lui donner ou pas.
Il lui apprend, avait dit la jeune fille en parlant d’Arianna. Ce qu’elle a besoin de savoir.
Sur la cuisinière, une casserole contenait du ragoût froid recouvert d’une épaisse couche de graisse gélatineuse. Son estomac gronda, et elle se rendit brutalement compte qu’elle éprouvait une faim dévorante.
Il faut que je mange avant de m’écrouler. Elle gratta la couche de graisse de ses doigts tremblants, sans se préoccuper de leur saleté. En ce moment, l’hygiène était le cadet de ses soucis. Elle se fourra des poignées de nourriture dans la bouche, mais laissa une part de ragoût pour la petite. Avec un peu de chance, il y aurait d’autres conserves dans la cabane et elles pourraient manger toutes les deux à leur faim avant qu’il ne revienne.
Elles auraient besoin de toutes leurs forces pour s’échapper.
La fille avait de courts cheveux noirs. La coupe irrégulière laissait penser qu’elle les avait coupés elle-même. Elle était menue, ses seins commençaient à peine à se former. Quel âge pouvait-elle avoir ?
Douze ans, peut-être. Corinne la secoua doucement.
— Réveille-toi. S’il te plaît.
La petite ne broncha pas.
— Je ne peux pas te porter. J’ai du mal à marcher, moi-même. Je t’en prie, réveille-toi.
Mais la respiration longue et profonde de la petite se poursuivit sur le même rythme. Elle ne savait pas avec quel produit il les avait droguées, mais de toute évidence il en avait donné une dose bien trop forte à la jeune fille. Le simple fait de la regarder respirer suffisait à Corinne pour vaciller d’épuisement. La gamine n’allait pas se réveiller de sitôt.
— Il faut que tu ailles chercher du secours, se dit fermement Corinne à haute voix. Mais ne pars pas sans arme.
Elle ne savait pas combien de temps elle aurait à marcher avant de trouver de l’aide au milieu de la forêt. Elle fouilla donc la cabane en quête d’une arme. Un râtelier à fusils se trouvait près de la cheminée, mais il était vide. En revanche, elle découvrit plusieurs couteaux tranchants dans le tiroir de la cuisine et s’en empara. Le seul autre objet qui semblait prometteur était la pelle. Elle la dégagea de la terre et la traîna jusqu’à la porte, en luttant à chaque pas pour continuer. Elle leva la main vers la poignée de la porte, mais ses jambes se dérobèrent.
Merde. Ce fut sa dernière pensée avant que tout ne devienne noir autour d’elle.