Est du Kentucky
Mardi 4 novembre,
20 h 45
Corinne laissa le baluchon glisser au sol et s’effondra à côté comme une masse. A moins d’un mètre de là, Roza était recroquevillée sur elle-même, ses bras frêles entouraient ses genoux et elle se balançait sur place, d’un geste mécanique.
Roza avait fait preuve d’un très grand courage — qui avait persisté environ dix minutes. Pendant les quatre heures suivantes, Corinne avait presque dû la traîner à travers les bois. Chaque souffle de vent la terrorisait. Le cri d’un faucon volant au-dessus d’elle la faisait plonger au sol, les mains pressées contre les oreilles. A plusieurs reprises, elle avait échappé à la poigne de Corinne pour se rouler en boule comme un satané doryphore.
Ce que, par ailleurs, Corinne comprenait parfaitement. Après ces derniers jours, elle aussi était tentée de se rouler en boule, et les souffrances de la pauvre Roza n’étaient pas comparables aux siennes. Il y avait une limite à ce qui était humainement possible, et Corinne avait atteint cette frontière. C’est fini, songea-t-elle. Je suis vidée. S’il me rattrape maintenant, je ne serai pas capable de résister. Elle était affamée, déshydratée. La pauvre gamine doit être dans le même état.
Corinne n’avait pas la moindre idée de leur position. Il faisait sombre et elles se trouvaient dans une immense forêt. Des kilomètres et des kilomètres de végétation dense. Elles n’avaient pas croisé âme qui vive, vu une seule maison, ni même une route. Elle avait orienté leur déplacement vers l’ouest, car il lui semblait que la voiture avait pris cette direction en quittant la cabane, plus tôt. Pour pallier l’absence de boussole, elle s’était repérée au soleil. Mais il s’était couché depuis des heures, maintenant. Il n’y avait pas d’étoiles et elle craignait qu’elles n’aient tourné en rond dans l’obscurité.
Elle s’attaqua au nœud qui fermait la couverture contenant provisions et matériel, mais ses phalanges trop enflées ne fonctionnaient pas correctement. Chaque traction sur le tissu grossier s’accompagnait d’une douleur qui, dans son état d’épuisement, s’avérait insupportable.
— Roza, ma chérie, je ne peux pas te traîner plus longtemps. Il faut que je mange. Et toi aussi, d’ailleurs. Ecoute, j’ai besoin de ton aide.
Roza ne semblait même pas avoir entendu. Elle continuait cet horrible balancement sans fin.
Soudain, Corinne ne put plus retenir sa frustration.
— Je suis sérieuse, lança-t-elle avec brusquerie. Chaque jour, je peux utiliser mes mains pendant environ cinq heures avant qu’elles ne commencent à me faire souffrir. Et, ça, c’est avec mon traitement. Pour l’instant, je ne peux même pas défaire ce nœud. Tu vas devoir t’en occuper, sinon nous allons mourir de faim. Roza ?
Elle attendit une réponse qui ne vint pas.
— Roza, avec un zed !
Le balancement s’arrêta net et Roza leva la tête.
— Merci. Maintenant, viens par ici. Je t’en prie, dit Corinne en levant la main qui depuis plusieurs heures s’était bloquée en forme de griffe. Je t’ai aidée, Roza. Maintenant, j’ai besoin que tu m’aides.
La gamine se déplia, avec lenteur, les yeux baissés. Puis, elle s’anima, franchit rapidement la distance qui les séparait en glissant sur les fesses et commença à s’affairer sur le nœud.
— Qu’est-ce qui ne va pas avec ta main ?
— J’ai une maladie. Ça ne s’attrape pas, s’empressa de préciser Corinne en voyant le mouvement de recul de Roza. Ça fait gonfler mes articulations, comme les phalanges et les genoux.
Roza continua à travailler en silence, finit par réussir à dénouer la couverture et l’étala.
— Tu veux manger quoi ? Donne-moi ton couteau. J’ai vu comment tu as ouvert la dernière boîte. Je peux le faire.
— La soupe de pois contient des protéines, indiqua Corinne en lui tendant le couteau. On va manger ça. Et nous devons aussi boire un peu. Mais fais bien attention. Prends-en seulement un peu et ne renverse rien. Je ne sais pas quand nous trouverons un ruisseau pour remplir nos bouteilles.
— C’est la dernière, indiqua Roza en ouvrant la bouteille.
— Merci. Tu en prendras aussi un peu. D’accord ?
Roza s’exécuta. Ensuite, elle choisit une boîte de soupe en plissant les yeux pour mieux voir l’étiquette.
— C’est écrit « pois ».
Elle ouvrit la conserve avec habileté, puis replia le couteau et le rendit à Corinne.
— Tu es terriblement douée pour prendre soin des gens, dit Corinne à voix basse.
Un haussement de ces épaules fluettes.
— Je regardais maman. C’était son travail. Ensuite ça a été le mien.
La gorge serrée, Corinne songea aux bocaux remplis d’yeux. Roza et sa mère avaient pris soin des victimes. Combien de gens avaient dû traverser cet enfer ? Au moins des dizaines.
— Est-ce que ta maman t’a raconté comment elle est arrivée… dans cet horrible endroit ?
— A la maison. C’était la maison, murmura Roza en tendant à Corinne la boîte de soupe ouverte. Désolée, je n’ai pas de cuillère.
— Ce n’est pas grave, il m’est souvent arrivé d’en boire directement dans la boîte.
Roza la regarda, légèrement intriguée.
— Pourquoi ? Tu n’avais pas de maison à toi ?
Corinne remarqua que les tremblements de l’enfant s’apaisaient à mesure que leur discussion se prolongeait.
— Quand j’étais dans l’armée, on patrouillait dans le désert. Parfois, on n’avait que quelques secondes pour avaler notre dîner. Est-ce que ta maman t’a raconté comment elle est arrivée chez vous ? demanda-t-elle en reformulant sa question précédente.
— Elle m’a dit qu’elle marchait dehors avec sa sœur, un soir, et il… il les a prises.
Les grands yeux de Roza brillaient de curiosité et elle revint au précédent sujet de conversation.
— Tu étais vraiment dans l’armée ? Dans le désert ?
— Ouaip. Avant ma maladie.
Corinne balaya du regard les arbres qui semblaient s’étendre à l’infini.
— Je détestais le désert parce qu’il y faisait trop chaud et trop sec. Au moins, ici il y a de l’ombre.
— T’as vu un tigre, là-bas ? voulut savoir Roza.
Corinne la regarda en cillant, un instant interdite. Puis elle sourit. Elle était si occupée à considérer Roza comme une enfant martyre qu’elle avait oublié que c’était avant tout une enfant.
— Je n’en ai pas vu dans le désert, non. Mais j’ai vu des chameaux.
Roza fronça les sourcils et secoua la tête.
— Des chameaux ? Je ne sais pas ce que c’est.
— Tu n’as jamais vu de chameau ? C’est… heu. Eh bien. Comment sais-tu ce qu’est un tigre ?
— J’en ai vu un dans un livre. Parfois, quand il ne regardait pas, on prenait des livres dans les sacs à dos des filles. Maman les cachait jusqu’à ce qu’il parte et, après, on les regardait toutes les deux.
— D’accord. Alors tu sais ce qu’est un cheval ?
— Bien sûr. Ça ressemble à ça un chameau ?
— Pas tout à fait. Imagine un cheval avec de très longues jambes et, au lieu que le dos soit creux, il fait une bosse, dit Corinne en dessinant la forme dans l’air. Les chameaux ont besoin de très peu d’eau et ça leur permet de vivre dans le désert. Parce que c’est vraiment très sec, là-bas. Tu as dit que ta maman était avec sa sœur quand il les a prises ? Ta tante était dans la cave avec vous ?
— Elle est restée pendant un moment. Mais il l’a tuée. Ensuite, il l’a mise dans une boîte en bois et il l’a enterrée, dit Roza, dont le petit visage se ferma. Ma maman a pleuré très, très longtemps. Il ne l’a pas laissée dire au revoir à sa sœur.
Corinne dut faire un effort pour avaler sa salive malgré la boule qui lui serrait la gorge.
— Je suis vraiment désolée, Roza.
La gamine haussa les épaules.
— Je ne me souviens plus très bien d’elle. J’étais trop petite.
— Tu connais ton âge ?
— Bien sûr, rétorqua Roza, qui semblait vexée. J’ai onze ans.
— C’est ce que je pensais. Comment s’appelait ta maman ?
— Amethyst. Comme la jolie pierre violette. Mais il l’appelait Amy. Tu as tué des gens ?
Une fois de plus, Corinne fut prise au dépourvu.
— Pardon ?
— Quand tu étais dans l’armée. Tu as tué quelqu’un ?
— Oui. Mais je préférerais ne pas en parler, si ça ne t’ennuie pas.
— C’était des méchants ?
Corinne soupira.
— Certains étaient très méchants. Mais ils voulaient tous me tuer, donc j’imagine que ça les rendait assez méchants.
— Est-ce que tu vas le tuer ?
Nous y voilà.
— Tu veux que je le fasse ?
Une haine crue et virulente flamba dans les yeux noirs de Roza.
— Non… Je veux le faire moi-même.
Corinne hésita, craignant de dire ou de faire ce qu’il ne fallait pas, parce qu’elle croyait Roza capable de tuer l’homme qui avait enlevé sa mère et sa tante. Celui qui l’avait réduite en esclavage. Celui qui avait déjà fait tant de victimes.
— Il a tué ta maman ?
— Pas avec ses couteaux. Mais elle est tombée malade et elle n’arrivait pas à se réchauffer. On n’avait pas le droit de se servir de la cuisinière, sauf pour lui préparer des choses, mais je l’ai quand même fait. J’ai fait chauffer de l’eau pour faire du thé à maman, comme pour lui. Mais il l’a découvert…
Elle se tut un instant, tentant de réprimer le tremblement de ses lèvres, puis continua.
— Il l’a frappée. Sans s’arrêter. Elle ne s’est pas relevée. J’ai essayé de la remettre debout. Mais elle ne voulait pas. Je l’ai emmenée et j’ai essayé de la soigner, mais elle ne s’est jamais réveillée.
— Oh ! Roza. Ce n’était pas ta faute.
Le petit menton se releva en un geste de défi.
— Je sais. C’est la sienne, à lui. C’est pour ça que je veux le tuer.
— Avant de penser à ça, nous devons d’abord sortir d’ici. Peux-tu marcher encore un peu ?
La fille accepta d’un brusque signe de tête.
— Si j’ai le droit de le tuer, je suis prête à traverser le désert.