Cincinnati, Ohio
Lundi 3 novembre, 22 h 40

Faith était furieuse. En partie contre Novak. Mais surtout contre elle-même. Elle n’avait cessé de se répéter qu’elle ne devait plus marcher dans les combines des flics. Et voilà où elle en était.

— Vous ne faites pas partie des suspects, dit Novak.

Elle avait réussi à le prendre de court. Il était persuadé qu’elle allait tout déballer, juste parce qu’il avait eu la gentillesse de ne pas alerter la presse de sa présence. Parce qu’il avait su la rassurer.

— Vous m’en voyez ravie, répliqua-t-elle, sarcastique. Mais vous avez aussi dit que vous ne préviendriez pas quand j’en deviendrais une et j’ai bien compris l’avertissement. Je connais la chanson, agent Novak. Je n’ai rien à ajouter.

Un éclair de colère passa dans les yeux singuliers, qui semblèrent soudain plus foncés, derrière ses paupières plissées. Elle l’avait mis en colère. Bien.

— Ce n’était que de vaines paroles, c’est bien ça, docteur Corcoran ? Vous voulez laisser un violeur s’en tirer ? Vous voulez laisser mourir Corinne ? Vous avez vécu une mauvaise expérience et vous m’en voyez désolé, mais ce n’était pas la faute de Corinne.

— Ce n’était pas non plus la mienne !

Faith abattit les deux paumes sur la table, puis ravala un cri de douleur et ramena ses mains bandées contre sa poitrine, entre ses seins.

— Merde, souffla-t-elle à voix basse. Qu’est-il arrivé à « ne pas tirer de conclusions en se fondant sur mes antécédents » ?

— Je n’ai rien fait de tel. Pas encore.

— Pas encore. Mais ça n’allait pas tarder.

Il secoua la tête.

— Vous n’en savez rien. Même moi je ne le sais pas. Par contre, ce dont je suis certain, c’est qu’une jeune femme va mourir si nous ne découvrons pas l’individu qui l’a enlevée et ce qu’il a fait d’elle.

— Je n’ai rien à voir avec ce qui est arrivé à ces filles. Je ne sais pas qui est leur ravisseur. Il a dû trouver mon nom sur l’acte de propriété. Ecoutez, j’ai eu la malchance d’hériter de cette satanée maison, soit. Mais cela ne signifie pas que je puisse vous être utile. Je ne sais même pas pourquoi vous êtes ici.

— Et s’il avait appris votre nom autrement que par l’acte de propriété ? suggéra Novak avec calme. Et s’il vous connaît ? Et s’il est venu ici à cause de vous ?

Faith eut l’impression que sa mâchoire allait se décrocher, alors que le sens des mots lui apparaissait plus clairement.

— Quoi ? Que dites-vous ? Combs est ici ? Que… C’est lui qui a enlevé ces filles ?

Il prit appui sur son avant-bras et se pencha en avant, envahissant l’espace de Faith.

— Est-ce possible ?

Elle le scrutait, se demandant s’il était réellement sérieux. Il soutenait son regard, ses yeux captivants étincelant d’une lueur de défi. Ses lèvres formaient une ligne dure, encadrée par son bouc blanc. Ses mâchoires serrées évoquaient le granit. Voici le vrai Novak, songea-t-elle. Sombre, dur, grand, intimidant. Et désespéré. De toute évidence, le sort de ces deux femmes lui tenait à cœur.

— Evidemment, c’est possible, reconnut-elle. Mais c’est hautement improbable. Vous avez fait une corrélation qui n’existe pas. C’est comme si…

Elle cherchait ses mots, puis la référence jaillit dans son esprit.

— C’est comme si le loup arrivait avant moi dans la maison de la grand-mère, bon sang. Vous êtes cinglé.

Il se pencha encore vers elle.

— Je suis peut-être fou mais, vous, vous êtes une coïncidence. Et je n’aime pas les coïncidences.

— Je n’y peux rien.

Le cœur de Faith battait à tout rompre, pendant qu’elle envisageait les implications de ce qu’il suggérait. Combs ici. Dans la maison de ma grand-mère. A m’attendre. En torturant deux jeunes femmes, entre-temps.

— Il n’y a pas l’ombre d’une preuve pour appuyer cette théorie.

— Vous n’en savez rien, Faith. Ce soir, vous avez eu la réaction appropriée. Vous avez monté la garde auprès d’Arianna et vous vous êtes assurée que l’individu qui l’avait agressée ne pourrait plus s’attaquer à elle. Continuez de faire ce qu’il faut. Au moins, aidez-moi à rayer Combs de la liste. Ainsi, je pourrai me concentrer sur un autre suspect. Je vous en prie.

Il reprit son téléphone, tapa sur l’écran, puis fit glisser l’appareil sur la table et l’arrêta devant elle.

— Je vous en prie, répéta-t-il.

Ne baisse pas les yeux. Ne baisse pas les yeux. Mais les yeux de Faith refusèrent d’obéir. Une seconde plus tard, elle fixait une des photos d’Arianna Escobar, allongée sur la route, sous son propre manteau de laine. Le visage contusionné de la jeune fille, sillonné d’un réseau d’estafilades peu profondes, à la bouche gonflée et sanguinolente, était difficilement reconnaissable. On lui avait infligé un traitement des plus cruels.

Faith ferma les yeux, sachant qu’il avait gagné.

— Vous êtes impossible, Novak, dit-elle avec lassitude.

— Ça signifie que vous êtes prête à me parler ? demanda-t-il de sa voix basse et calme.

Elle s’attendait à percevoir de la satisfaction. Voire de la suffisance ou au moins un sentiment de victoire. Mais tout ce qu’il exprimait était une inébranlable détermination.

— Que voulez-vous savoir ?

— J’ai besoin de comprendre ce qui alimentait la haine de Combs. Une haine assez puissante pour le pousser à vous terroriser, à essayer de vous tuer. Peut-être suffisante pour vous suivre jusqu’ici. C’est personnel, n’est-ce pas ?

En ouvrant les yeux, elle découvrit Novak à quelques centimètres, le regard rivé sur elle.

— Oui, mais pas comme vous le croyez. Je n’ai pas couché avec lui.

Elle se tut, détestant le tremblement qui fragilisait sa voix et cet inexplicable besoin d’être crue par Novak. Mais elle devait le dire :

— Je le méprisais. Je les méprisais tous.

L’expression de Novak s’adoucit.

— De qui parlez-vous, Faith ?

Elle serra les mâchoires.

— De chacun de ces enfoirés de pervers qui ont franchi la porte de mon bureau.

Il fronça les sourcils, perplexe.

— Mais, si vous aviez tant d’aversion pour eux, pourquoi accepter de les traiter ?

— A cause des victimes. Les enfants. Je n’étais pas là pour « soigner » les délinquants. Je ne crois pas qu’on puisse les soigner, du moins pour la majorité d’entre eux. J’étais là pour assister les victimes. En faisant de mon mieux pour les aider.

— Ça m’échappe, mais j’aimerais vraiment comprendre. Eclairez-moi, Faith.

— Après la fac, j’ai travaillé dans un centre d’accueil pour les victimes de viol. Je me débrouille bien avec les enfants ou les ados et on a commencé à m’adresser des patients. Si j’ai accepté de traiter mon premier délinquant, c’était à cause de la petite fille, l’enfant de cet homme. Cinq ans et déjà terriblement abîmée. Son visage me hante encore.

Elle ne parvenait à oublier aucun de leurs visages. Ces souvenirs lui brisaient toujours le cœur.

— Son regard était mort, vous voyez ?

Il hocha la tête, si proche qu’elle voyait les stries qui séparaient le bleu du marron dans ses iris, comme une fêlure dans du verre. Si proche qu’elle voyait la souffrance palpiter dans son regard.

— Oui. Je sais.

— L’assistante sociale m’a suppliée d’accepter le dossier de la petite. J’ai d’abord refusé parce qu’il s’agissait d’une thérapie familiale ordonnée par la Cour. Mais je n’avais pas le choix, pour aider l’enfant, il me fallait traiter le père.

— En même temps ? La victime et le délinquant étaient dans votre bureau au même moment ?

— Oh ! non. Les rendez-vous étaient séparés, mais les ordonnances exigeaient que le même thérapeute traite chaque individu de la cellule familiale. Pour des questions de continuité… J’ai ravalé le dégoût que j’éprouvais pour le père et j’ai concentré toute mon énergie sur la fillette. Et elle a fait des progrès. L’amélioration a été assez notable et ça m’a valu encore plus de recommandations. Très rapidement, je n’ai eu que ce genre de cas à traiter. A l’époque, mon patron était ravi. Ses contrats avec le système judiciaire représentaient une belle part des revenus du cabinet.

Novak pencha légèrement la tête, attentif.

— Mais vous auriez pu démissionner.

— J’ai été tentée de le faire. Mais j’ai fini par comprendre que, pour ces enfants envoyés à mon bureau sur injonction de la Cour, c’était l’unique chance de recevoir une thérapie. Nombre de mères sont dans le déni ou souffrent d’une personnalité si dépendante qu’elles permettent à leur partenaire de faire n’importe quoi à leurs enfants, du moment que ces types restent avec elles. Ces mères ne sont pas du tout prêtes à procurer à leurs enfants l’aide dont ils auraient besoin.

— A moins qu’elles n’y soient forcées par un ordre de la Cour, murmura-t-il. Je comprends, maintenant.

Elle hocha la tête, soulagée.

— J’ai acquis la réputation d’avoir le meilleur taux de réinsertion de délinquants sexuels du comté. Ça me donnait envie de hurler, parce que j’avais conscience de devenir une partie du problème. Si les programmes de thérapie n’existaient pas, les juges ne pourraient pas les choisir en guise de sentence. Bien sûr, c’est théorique. Pour l’instant, les juges disposent de cette option et ils ne l’abandonneront pas volontiers, surtout compte tenu du surpeuplement des prisons.

— Mais, si vous abandonniez, les victimes n’auraient plus personne.

Elle hocha la tête, le sentiment familier d’impuissance l’envahissait jusqu’à la nausée.

— C’était un cercle vicieux.

— Mais vous avez suivi des dizaines de délinquants, Faith. Qu’y avait-il de différent avec Combs ? Pourquoi éprouve-t-il une telle haine envers vous ?

Faith hésita, sachant ce que lui coûterait son honnêteté.

— Ils me haïssaient tous.

Le regard de Novak se fit plus acéré, il sentait qu’elle éludait la question.

— Mais il est le seul à avoir tenté de vous tuer.

Il se pencha en avant, réduisant encore l’espace entre eux.

— Pourquoi ?

Elle se redressa.

— Parce que c’est moi qui ai commencé à l’épier la première.

Sur tes traces
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