Mount Carmel, Ohio
Dimanche 2 novembre, 22 h 45

Lorsqu’il referma la porte sur la chambre de torture, il était franchement en rogne.

— Roza ! T’es passée où, bordel ?

La couverture qui masquait l’entrée de la chambre de la gamine s’écarta et elle avança dans le couloir.

— Je suis là, répondit-elle à voix basse.

— Je t’ai demandé de t’occuper de mes affaires. Qu’est-ce que tu fabriquais, là-dedans ?

Elle hésita. Baissa les yeux.

— Vous m’avez dit de préparer aussi les miennes.

C’était vrai, il devait bien en convenir. De toute façon, ça ne prendrait pas très longtemps à la gamine pour rassembler ses maigres possessions. Si elle avait quatre trucs à emballer, ce serait le bout du monde.

— D’accord. Très bien. Tu peux t’y remettre.

Mais elle ne bougea pas.

— Eh bien ? jeta-t-il. C’est quoi le problème, maintenant ?

Elle eut un mouvement de recul.

— Et… euh… Et maman ?

Il la détailla de la tête aux pieds. Elle était toujours maigriotte, mais elle avait grandi. Quelques rondeurs étaient apparues à des endroits où rien ne saillait auparavant. Il l’avait déjà remarqué.

— Eh bien ? Quoi, ta mère ?

Elle glissa un regard furtif vers le couloir obscur qui menait à sa petite chambre.

— Je ne peux pas la laisser ici…

Il leva les yeux au ciel. Il savait déjà qu’elle était idiote, mais elle arrivait encore à le surprendre.

— Tu ne peux pas la prendre avec toi, voyons. C’est dégueulasse. Elle n’a pas été préparée, rien. En ce moment, c’est probablement un tas de matière visqueuse en train de pourrir.

La mère de la gamine était morte un an plus tôt, alors qu’il était en déplacement, et la fille avait enterré cette salope toute seule. A son retour, le cadavre avait déjà commencé à se décomposer, alors il avait laissé tomber. Le temps n’avait pas été clément avec la défunte. Aucune importance. De toute façon, il n’avait pas projeté de préserver son visage.

Bien sûr, il savait que la gamine était attachée à la tombe de sa mère. Elle parlait à la morte, dormait non loin de la dépouille. C’était compréhensible. Mais de là à balader les restes avec elle ? Cette gosse n’allait vraiment pas bien.

— J’ai laissé un plat à emporter dans la cuisine.

A force de rôder dans la ville à la recherche de la jeep rouge de Faith, il avait laissé refroidir son repas.

— Tu me le réchaufferas. Et, si tu en manges ne serait-ce qu’une bouchée, je le saurai. Je l’ai pesé.

— Très bien, chuchota-t-elle.

Voilà qui sonnait mieux. Il lui avait vraiment accordé trop de liberté. Voilà qu’elle se permettait de parler à ses captives en son absence. Depuis la mort de sa mère, il lui avait laissé la bride sur le cou. Maintenant, il devait resserrer les boulons, lui rappeler le sens du mot respect.

— Quand tu en auras fini avec mon dîner, je veux que tu me désinfectes tout à l’eau de Javel. Chaque mur, chaque centimètre du sol. Si je vois une seule surface sèche…

Elle comprendrait sa douleur ! Il était d’humeur à laisser libre cours à la plus grande violence. Si elle s’avisait de lui donner un seul motif d’irritation, elle allait en prendre pour son grade. Par bonheur, il avait Arianna Escobar sous la main. C’était fort commode. Ce soir, elle essuierait le plus gros de sa frustration. Celle-là se prenait pour une dure et pensait avoir subi le pire dont il soit capable. Elle n’avait encore rien vu.

Impossible de remettre la main sur Faith. Il avait écumé tous les lieux qu’elle avait coutume de fréquenter lors de ses visites à la vieille peau qui lui avait légué la maison, mais il n’avait vu la jeep rouge nulle part. J’aurais dû la suivre. J’aurais dû tirer dans ses pneus et l’empêcher de partir. Il était une sacrée bonne gâchette. Si seulement son fusil avait été chargé !

Mais ça n’avait pas été le cas. D’ailleurs, même s’il avait immobilisé la voiture, elle aurait peut-être appelé le 911 avant qu’il n’ait eu le temps de l’atteindre. Et les vrais ennuis auraient commencé.

En fait, tant qu’elle était en vie, il pouvait être certain qu’elle pénétrerait dans la maison, tôt ou tard. Elle serait la première à tout visiter, puis déciderait de vendre. Ensuite, ce serait au tour des agents immobiliers de défiler toute la journée en fourrant leur gros nez dans tous les coins. Ils toucheront mes affaires. Sa priorité était de remettre la main sur Faith avant que tout cela ne se produise. Il souhaitait sa mort, certes. Mais il devait aussi organiser cette disparition avec soin, pour servir ses propres projets. Car, une fois que ce serait fait, il achèterait la maison lui-même.

De toute façon, il avait déjà mis son plan en action, Faith devait donc sortir du tableau au plus tôt.

Il entra dans sa pièce de travail, referma la porte, déplaça le bureau pour avoir accès au mur, puis dégagea l’ouverture de sa cache. Il en avait des dizaines. S’il en avait créé certaines, la maison lui en avait fourni la plupart. Ces vieilles demeures victoriennes regorgeaient de coins et de recoins dont il avait fait bon usage.

Il retira un coffret de la cavité creusée dans l’épaisseur du mur et le posa sur le bureau avec des gestes délicats. Au fil des années, la boîte s’était alourdie. Elle renfermait sa plus précieuse collection. S’il devait partir en catastrophe, c’était la seule chose qu’il emporterait.

C’était aussi l’unique chose qui, si elle était découverte, pourrait le faire plonger. Il déverrouilla le coffret et souleva le couvercle. Les souvenirs étaient amassés à l’intérieur — téléphones mobiles, portefeuilles et permis de conduire. Rubans pour les cheveux et boucles d’oreilles, bagues et colliers. Photos, clés de voiture et bombes au poivre — que leurs propriétaires n’avaient pas eu la moindre chance d’utiliser car il était bien trop rapide. Il avait même récupéré une plaque de shérif adjoint.

La fliquette s’appelait Susan Simpson. Une vraie teigneuse. Grande, la poitrine plantureuse, et beaucoup plus vigoureuse qu’elle n’en avait l’air. Mais elle avait fini par céder à sa volonté, tout comme les autres. Un vrai délice. Elle avait résisté des semaines avant d’abandonner la partie et de mourir enfin. En se défoulant sur elle, il avait pu se délester d’une incroyable quantité de rage et de stress.

En ce moment, il subissait une pression bien plus forte qu’à l’époque de l’adjointe Simpson. Son état de tension était encore plus insupportable, ce vendredi soir où il s’était attaqué à Corinne Longstreet. Il la surveillait depuis des semaines, guettant le moment opportun. C’était tombé ce soir-là. Par la faute de Faith.

Ce vendredi soir, les nerfs en pelote, il avait conduit tout droit jusqu’à King’s College. La fatigue lui avait embrouillé l’esprit et il avait commis une erreur d’appréciation qui aurait pu lui être fatale.

Il avait attendu que Corinne et Arianna se séparent à l’endroit où l’allée formait une fourche. Arianna s’était dirigée vers sa résidence, laissant Corinne seule et vulnérable. Embarquer sa cible avait été un jeu d’enfant. En revanche, il n’avait pas envisagé qu’Arianna puisse revenir sur ses pas pour se lancer à la rescousse de son amie. Qu’il ait réussi à capturer cette casse-pieds avant qu’elle n’ait eu le temps d’appeler le 911 avait été le fruit d’une heureuse disposition des étoiles.

Il ne voulait pas être forcé de les tuer immédiatement, car il était loin d’en avoir terminé avec elles. Bien loin. En tout cas, il n’avait nulle envie de déménager. Il voulait s’amuser à sa guise. Evacuer sa frustration. Relâcher la pression. Il était sur les nerfs.

Tout ça, à cause de Faith Frye. Après toutes ses tentatives, pourquoi n’était-elle pas morte, comme une personne normale ? L’agitation gagnait du terrain dans son esprit, et en prenait possession. S’il ne réagissait pas, il finirait par commettre une action inopportune. Spontanée. Résultat : il se ferait attraper. C’était inévitable. C’était la raison pour laquelle il ne se laissait jamais envahir par l’agitation.

Quand il en aurait fini avec Arianna, il serait détendu, aurait retrouvé son calme et serait de nouveau maître de lui.

Ensuite, il retrouverait Faith Frye et la tuerait. Certes, ses ennuis seraient loin d’être terminés, mais au moins perdraient-ils leur caractère d’urgence.

Il ramassa une clé d’hôtel électronique dans le coffret et la considéra d’un air pensif. Impossible de se rappeler à qui elle appartenait mais, pour l’instant, c’était le cadet de ses soucis. Le plus important était que Faith détenait un objet similaire. Elle était quelque part, dans un hôtel. Ça prendrait sans doute un moment, mais il finirait par la débusquer, même s’il devait contacter chaque établissement de la Tristate area2.

Après avoir cherché sur son mobile les coordonnées de la chaîne d’hôtels dans laquelle Faith, créature particulièrement routinière, avait coutume de séjourner, il appela la première adresse.

— Pouvez-vous me mettre en communication avec la chambre de Faith Frye, s’il vous plaît ?

— Pourriez-vous épeler le nom, je vous prie ? demanda le réceptionniste.

— Frye. F-R-Y-E.

— Etes-vous certain qu’elle est descendue ici ? Elle n’apparaît pas dans l’ordinateur.

Ça aurait été trop facile de tomber sur elle à la première tentative.

— J’aurais juré qu’elle m’avait dit être descendue chez vous. Désolé de vous avoir dérangé. Merci.

Il appela ainsi chacune des succursales que comptait cette chaîne hôtelière à proximité, mais n’eut pas plus de chance. La frustration recommençait à le travailler lorsque la fille frappa un coup discret à la porte. Il ouvrit d’un geste brusque, le visage déformé par un rictus menaçant. Elle attendait sur le seuil, un plateau en main. Son dîner. Il avait presque oublié.

Elle avait les yeux baissés, ses bras tremblaient, probablement autant à cause du poids que de la peur.

Il attrapa le plateau avec rudesse.

— Je t’interdis de m’espionner, gamine.

Elle garda la tête basse.

— Je n’espionnais pas. Je suis désolée.

— Va dans ta chambre. Tu débarrasseras mon assiette demain. Allez, file. Tout de suite. Je suis occupé.

Il claqua la porte et dîna, tout en continuant ses recherches dans les hôtels. Il serait bientôt forcé de faire une pause. Ses conversations avec les réceptionnistes devenaient de plus en plus tendues. S’il se mettait à les traiter de tous les noms qui lui passaient par la tête, ses appels deviendraient trop mémorables.

Il repoussa le plateau vide et retourna dans sa chambre de torture. Avant la prochaine série de coups de fil, une petite visite à Arianna lui offrirait un parfait exutoire. Ensuite, il contacterait tous les hôtels des environs et retrouverait la trace de Faith, même s’il devait y passer la nuit.

Sur tes traces
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