Mount Carmel, Ohio
Dimanche 2 novembre, 18 h 5

L’ampoule du plafond clignota à plusieurs reprises, il retint son coup, sa main dressée s’immobilisant en plein geste. C’est quoi, ce bordel ?

L’alarme. Il y avait quelqu’un dehors.

— Merde, marmonna-t-il entre ses dents.

Ce n’était pas l’agent d’entretien. L’homme avait tondu la pelouse quelques jours plus tôt. C’était donc un intrus. Il contint de justesse un accès de rage bouillonnant. Quelqu’un avait l’audace de violer son territoire ? De l’interrompre justement maintenant  ?

Il jeta un coup d’œil à la jeune femme allongée sur la table, la bouche ouverte. Le souffle râpeux qui sortait laborieusement de ses poumons et l’expression de son visage trahissaient l’étendue de son désespoir. Il lui avait fallu deux jours pour la réduire à cet état. Après s’être défendue bec et ongles, elle avait enfin commencé à crier.

Son seuil de résistance à la douleur était remarquable. Il allait pouvoir jouer très très longtemps avec elle. Mais ça devrait attendre. D’abord, il fallait s’occuper de cet intrus.

Avec un peu de chance, ce n’était qu’un voyageur égaré en quête de renseignements. Quand il comprendrait que la maison était abandonnée, il s’en irait. Dans le cas contraire…

Il sourit. Un nouveau partenaire pour ses petits jeux…

Il prit soin de poser le couteau à bonne distance. Au cas où. La femme allongée sur sa table avait déjà démontré sa force et son intelligence. D’ailleurs, il la trouvait un peu trop forte et intelligente à son goût, mais il n’allait pas tarder à y remédier. Ce moment où la volonté de ses proies se brise, ce moment où elles réalisent que personne ne viendra les sauver, qu’il est leur maître pour aussi longtemps qu’il le souhaite… Il sourit. Ça, c’est ce qu’on pouvait appeler de la satisfaction.

Il quitta la salle de torture, referma la porte, puis entra dans son bureau. Après avoir allumé son ordinateur portable, il afficha les images transmises par ses caméras, s’attendant à découvrir un représentant de commerce ou un automobiliste en rade…

Le regard rivé à l’écran, il se pétrifia et resta sous le choc pendant de longues secondes.

Impossible. C’est tout simplement impossible. Pourtant c’était bel et bien réel. C’était elle. Elle était ici. Près de la grille du cimetière. Devant les pierres tombales, le visage figé en une expression glaciale.

Comment peut-elle être là ? Il avait vu les reportages aux infos, les images de sa petite Prius bleue, toute tordue et complètement défoncée. Elle n’avait pas pu s’en tirer. Je sais que je l’ai tuée.

— Merde, chuchota-t-il.

De toute évidence, il avait échoué. Cette fille avait plus de vies qu’un satané chat.

Allez, va finir le boulot. Mais il devait d’abord s’assurer qu’elle était seule. Il passa à la caméra qui couvrait la zone devant la maison et reçut un autre choc. Une jeep Cherokee, rouge vif. Pleine de cartons.

Elle avait déjà racheté une voiture, mais au moins il n’y avait pas de passagers. Bonne nouvelle. Il s’occuperait d’elle une fois pour toutes. Naturellement, il faudrait la prendre par surprise, parce que cette salope trimballait un flingue. Pas question de lui laisser l’occasion de s’en servir. Elle est toute seule, dehors. Vas-y, descends-la, maintenant.

Il bascula de nouveau sur la caméra du cimetière, puis jura encore. Elle avait sorti un téléphone portable et prenait une photo. Il courut à l’escalier, grimpa les marches quatre à quatre. S’arrêta en dérapant devant la porte de derrière et regarda par la fente d’une des planches qui obstruaient la vitre.

Il eut un coup au cœur en la voyant tapoter l’écran du téléphone.

Elle venait d’envoyer un message. Elle avait expédié cette maudite photo.

Maintenant, quelqu’un était prévenu de sa présence ici. Il ne pouvait plus la tuer. Pas ici. Plus jamais ici. Une bouffée de déception se mêla à sa panique. Il ne pouvait pas courir un risque pareil. Il ne pouvait pas courir le risque que les autorités viennent fouiner par ici et fourrer leur nez dans ses affaires. Ou, pire encore, la presse.

Il faudra la retrouver et la descendre, mais pas ici. Il se glissa dans la pièce de devant pour l’épier par la fenêtre. Le sang battant aux tempes, il la regarda remonter dans la jeep et s’en aller.

Une petite voix intérieure lui soufflait de sauter dans son fourgon et de la suivre. Pour la tuer sur-le-champ.

Mais il s’imposa le temps de la réflexion. Il aimait élaborer des plans. Savoir exactement que faire à chaque étape de la traque. Pour l’instant, il était trop secoué — comme n’importe qui en la découvrant ainsi près du cimetière. Il était tellement certain de s’en être débarrassé. Mais, apparemment, elle était bien vivante.

Il y remédierait bientôt.

Une profonde inspiration. Bien. Maintenant, il était plus calme. Il reprenait le contrôle de ses émotions. Mieux, beaucoup mieux. Un esprit perturbé était voué à l’erreur. Les erreurs attirent l’attention et imposent de recourir à des mesures encore plus draconiennes. C’était une leçon qu’il avait apprise à la dure.

Il n’aurait pas trop de mal à la retrouver. Grâce à une surveillance assidue, les préférences de Faith en matière d’hôtels n’avaient aucun secret pour lui — et elle était une créature encore plus routinière que lui. Même si le coup de la jeep l’avait étonné. Rouge, en plus. Ce choix semblait bien éloigné des goûts qu’il lui connaissait, mais elle avait peut-être dû se montrer moins difficile quand son ancienne voiture avait été transformée en tas de ferraille tordue.

Quant à la manière dont elle avait échappé à l’accident, c’était un détail qu’elle lui révélerait avant de mourir. Parce qu’il allait la tuer. Il allait la pister, l’attirer dans un lieu tranquille et en finir avec elle, une fois pour toutes. Personne n’aurait l’idée de venir la chercher ici, dans cet endroit. Chez moi. Personne ne devait savoir. Ils gâcheraient tout. Tout ce qu’il avait construit. Tout ce qu’il chérissait.

Ils prendront mes affaires. Mes affaires. Non, ça n’arriverait pas. Réfléchis calmement. Elabore ton plan avec soin.

Une soudaine douleur à la main le fit grimacer, il baissa les yeux sur les jointures blanchies de son poing crispé autour de ses clés. Il était donc plus bouleversé qu’il ne l’aurait imaginé.

Ce qui était… sans doute normal. Mais, en fin de compte, ça n’avait pas lieu d’être. Après tout, ce n’est qu’une bonne femme comme les autres. Facile à maîtriser. Lorsqu’il la débusquerait, elle regretterait amèrement de l’avoir mis en danger.

Sauf que… Faith n’était pas si facile à maîtriser. Après ses trop nombreuses tentatives pour la tuer, elle avait appris la prudence et se tenait constamment sur ses gardes. Désormais, elle se protégeait en permanence. Et alors ? Il devrait simplement se montrer un peu plus astucieux pour réussir à l’attirer à l’endroit voulu. Et si tu ne parviens pas à l’entraîner assez loin d’ici ? Et si jamais elle revient ? Si elle essaie d’entrer ?

Alors, il faudrait bien qu’il la tue sur place, ce qui pourrait ameuter les flics. Ils prendront mes affaires.

Il inspira profondément, puis relâcha son souffle. Pas question de se laisser submerger par la panique. Il ne perdrait pas ses affaires. Il était prêt à les déplacer, si nécessaire. A tout déménager, s’il le fallait.

Personne ne me prendra plus mes affaires. Plus maintenant. Plus jamais.

Sur tes traces
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