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Tout avait disparu. La cérémonie s’était déroulée il y avait à peine un mois et c’était comme si rien ne s’était passé. Les traces des bûchers avaient été effacées et l’entrée du couloir menant à l’antre de von Graf avait été condamnée. Tout semblait dire que Montségur était retombé dans sa longue léthargie et cherchait à oublier le nouveau drame dont sa forteresse avait été le théâtre. Le Bihan songea à Philippa qui avait d’abord été le jouet docile de ses maîtres avant de trouver le courage de se rebeller. Il revit l’homme dont il ignorait le nom et qui avait péri, d’une flèche d’arbalète, pour avoir voulu lui parler. Le souvenir encore vif du visage de Bertrand se consumant dans les flammes lui revint en mémoire.

Von Graf avait voulu voir dans les Cathares d’anciens païens dont les nazis auraient été les lointains successeurs. Sur la base de ses théories fumeuses, il avait imposé son pouvoir sur sa communauté par la menace et la peur. Tous ceux qui avaient cru pouvoir tirer un trait sur leur passé s’étaient retrouvés rattrapés par leurs anciens démons. Le soleil baignait d’une lumière généreuse les murailles de pierre de la forteresse. Combien d’usurpateurs n’avaient-ils pas tenté de s’accaparer l’héritage des hommes qui s’étaient réfugiés ici jadis ? Pour tous ces nostalgiques, peu importaient les découvertes archéologiques ou la rigueur de l’histoire. Leur vérité se situait ailleurs, dans l’incarnation de leurs fantasmes et de leurs croyances les plus intimes.

Mireille arriva dans la cour, essoufflée. La jeune fille portait une petite robe jaune et un petit foulard en vichy rouge et blanc.

— Alors soeurette, lui demanda Le Bihan en souriant. On fatigue ?

— Pfff ! dit-elle. Quelle idée de se donner rendez-vous ici ! Par cette chaleur, je n’ai plus de souffle !

— Viens t’asseoir sur le muret, là, à l’ombre.

Ils sortirent de la forteresse et prirent place sur un petit pan de mur bas aux pierres disjointes. Mireille enleva son foulard, elle passa sa main dans les cheveux et réajusta sa robe.

— Tu vois, nous sommes assis sur un vestige des fortifications anciennes, précisa Le Bihan. Tu dois t’imaginer ce pog hérissé de murailles et recouvert d’habitations. Il y avait une vie foisonnante ici et d’ailleurs...

— Pierre ! l’interrompit Mireille sur un ton de reproche. Je ne suis pas ton élève et, franchement, j’en ai mon compte des histoires de Cathares. Dis-moi plutôt, pourquoi voulais-tu me voir ?

— Pourquoi ?

Décidément, la jeune femme se montrait toujours aussi imprévisible.

— Parce qu’on ne s’est plus vus depuis... depuis cette fameuse nuit.

Mireille baissa les yeux.

— Oui, je sais, j’aurais dû venir te rendre visite à l’hôpital, mais comme tu l’auras compris, j’ai tendance à prendre la tangente quand je me sens mal à l’aise. C’est d’ailleurs ce que j’ai déjà fait une fois avant que cette bande de cinglés ne me retrouve !

— Oui, je t’ai vue à ce moment-là, à Albi. J’ai tout de suite compris que quelque chose clochait. J’ai essayé de te rattraper, mais tu avais disparu.

— Un de leurs « frères », comme ils disaient, possédait une maison dans le centre-ville. J’ai passé quelques jours dans sa cave avant d’être transférée à Montségur. Un souvenir inoubliable !

Le Bihan regarda le paysage qui se déroulait devant lui et inspira profondément. Il était heureux. Heureux d’être en vie et surtout heureux d’avoir retrouvé Mireille.

— A mon tour de te poser une question, lança-t-elle.

— Vas-y.

— Ça t’a plu quand tu as culbuté la blonde ?

Il ne s’attendait pas à cette question, mais il décida de ne pas se défiler.

— Je ne sais pas comment tu as appris ça, mais...

— Tu penses bien qu’elle s’en vante !

— Honnêtement, je dois dire que cela n’était pas désagréable. Mais de là à recommencer...

— Bof, si le coeur t’en dit, ce sera facile. Elle claironne dans toute la région qu’elle va reprendre l’hôtel des Albigeois. Elle va enfin réaliser son rêve : devenir une vraie patronne !

Le Bihan ne la reprit pas. Mais il était persuadé que son rêve aurait plutôt été d’incarner la victime expiatoire sur le bûcher dans un grand spectacle et, pourquoi pas, dans un film en technicolor. Mais il fallait apprendre à accepter de se contenter des opportunités que la vie nous offre.

En contrebas, une petite voiture serpentait sur la route. Elle s’arrêta au pied du pog et un jeune couple en sortit. Ils regardèrent un instant la forteresse, comme pour estimer le temps de l’ascension. Ils semblèrent hésiter et puis se mirent en route d’un bon pas.

Le Bihan emplit encore ses poumons du bon air du pays d’Olmes. Montségur avait peut-être englouti un de ses secrets, mais il n’avait pas fini de fasciner ceux qui espéraient y trouver une réponse à leur soif de mystère.

Bruxelles-Paris-Mirepoix-Montségur

2008