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Erwin Müller finissait d’astiquer son Luger. Il passa un dernier coup du revers de sa manche sur la crosse et observa à la lueur de sa petite lampe de chevet si celle-ci brillait bien. Il estimait que son revolver était son meilleur compagnon, le seul ami qui ne l’ait jamais déçu ni trahi. La crosse brillait comme il l’espérait et il fut content de lui. Il tâta la gâchette et il se dit qu’il lui tardait de la presser à nouveau et cette fois pour de bon. Il en avait assez de toute cette comédie et il détestait les demi-mesures. Cela faisait sept ans qu’il obéissait parce qu’il n’avait jamais songé à contester les ordres. Mais depuis la chute du Reich, était-il encore tenu d’obtempérer face à ses anciens supérieurs ? Il en était de moins en moins sûr. À force de laisser courir dans la nature des éléments peu fiables, il était convaincu que leur propre sécurité se révélait de moins en moins garantie.

Il rangea le Luger dans sa housse de cuir noir et le glissa dans le tiroir, à côté d’un insigne Totenkopf de la SS. Erwin le prit en main et contempla la tête de mort aux mâchoires carnassières. Il songea à une autre tête, celle que ferait Le Bihan quand il en découvrirait une pareille dans la poche de son manteau. Cela avait été un jeu d’enfant de la lui glisser alors qu’il lui parlait à Ussat. Il avait apprécié le petit jeu risqué quand l’historien l’avait interrogé à propos de Mireille et qu’il lui avait répondu qu’il était désolé de ne pas pouvoir l’aider. Sept longues années en France semblaient avoir eu définitivement raison de son accent westphalien. Un moment d’inattention de Le Bihan et le tour était joué. Joli coup ! Mais pourquoi l’avait-il fait ? Pour faire peur au Normand, lui faire sentir qu’il était épié. S’il l’apprenait, Karl lui reprocherait encore de jouer avec le feu sans raison. Qu’il lui fasse la moindre remarque et la prochaine fois il ne manquerait pas de lui dire ce qu’il en pensait, lui, des oriflammes et des blasons. Erwin ne reconnaissait qu’un seul emblème, celui qu’il servait fidèlement depuis une vingtaine d’années.

Un visage lui revint en mémoire, celui de Karl, le 27 juillet 1942 dans le ghetto de Varsovie. Les deux hommes faisaient partie des cinquante membres de la SS qui orchestraient les opérations d’évacuation du ghetto et la déportation des Juifs vers le camp de Treblinka. À l’époque, Karl ne faisait pas la fine bouche en découvrant les méthodes expéditives de son compagnon d’armes. Il était conscient de l’utilité des hommes de sa trempe dans ce genre de circonstances exceptionnelles. Face à l’ampleur de la tâche, il s’agissait de ne pas faiblir, sous peine de faillir aux ordres et de subir un juste châtiment. Erwin avait révélé toute sa valeur en commandant d’une main de fer les Ukrainiens et les Lituaniens qui participaient aux opérations. Ces derniers appartenaient au bataillon des Schutzmannschaften constitué à Vilnius et lui donnaient entière satisfaction. Il se souvint de ce jour du 14 août où un rebelle s’était jeté contre Karl, armé d’un couteau de boucherie. Malgré la distance, Erwin l’avait visé à la tête et le juif s’était écroulé avant d’atteindre sa cible. Karl lui en avait été reconnaissant et avait télégraphié un rapport très élogieux au quartier général de la SS à Berlin. Depuis ce jour-là, les deux hommes ne s’étaient plus quittés. Ils avaient vécu les heures les plus intenses de la conquête et, ensuite, les jours sombres de la défaite. Ils partageaient une même vision mystique de la lutte. Ils avaient réussi à réchapper de l’enfer soviétique et à ses démons bolchéviques. Ils avaient eu le flair de quitter Berlin quand il était clairement apparu que tout était perdu. Ils avaient souvent changé d’identité et convaincu quelques hommes de confiance de les accompagner dans leur fuite qui, après de longs mois d’errance, s’était provisoirement interrompue dans ce lointain coin de France.

Erwin Müller n’avait pas fait que suivre Karl von Graf sur les routes et, au fil des cachettes, il l’avait aussi accompagné dans sa quête spirituelle. Il lui faisait confiance parce qu’il était son supérieur et qu’il marchait sur les traces de Himmler, l’homme qui avait ouvert la voie du renouveau païen. Le recrutement forcé des adeptes et le contrôle auquel ils étaient soumis l’avaient occupé, au point de l’empêcher de réfléchir. Mais au fil des années, il avait commencé à douter du bien-fondé des théories de son chef. Toute cette mise en scène allait trop loin sur le plan symbolique et en même temps il reprochait à von Graf de ne pas agir de manière suffisamment concrète. À quoi servait de collecter des armes pour ne pas les utiliser ?

Et pourquoi rassembler une armée si ce n’était pas pour la faire combattre ? Erwin soupira. Il rangea l’insigne à tête de mort dans le tiroir qu’il referma brusquement. Rien ni personne ne pourrait l’empêcher d’agir. Et comme à Varsovie, son chef lui en serait finalement reconnaissant.