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Berlin 1939

Cher Jacques,

J’en étais arrivé au point où je me sentais dans la peau d’un animal traqué. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours éprouvé de la compassion pour le gibier derrière lequel les chasseurs lancent leurs chiens. Je n’avais plus confiance en personne. Même mon reflet dans le miroir me portait à douter de moi-même. J’avais placé tellement d’espoir en Richard et à présent j’avais acquis la certitude qu’il m’avait trahi. Un de plus, me diras-tu. Peut-être, mais cette fois, il s’agissait d’un compagnon auquel j’avais accordé ma confiance. J’avais décidé d’aller jusqu’au bout et j’étais convaincu que Himmler en personne finirait par reconnaître l’importance de ma découverte.

Le Reichsführer n’attendait que le document qui lui permettrait de justifier ses théories et les travaux qu’il avait exigés. Hélas, il n’était pas le seul à décider du futur de notre mère patrie. Au contraire, il y avait autour de lui nombre d’adversaires qui n’attendaient qu’une occasion pour obtenir sa disgrâce. Ces traîtres mettaient en doute ses théories raciales et raillaient son goût pour les anciennes légendes germaniques. Ils considéraient l’Ahnenerbe comme une officine ésotérique, inutile et coûteuse. On chuchotait même que le Führer lui avait, plus d’une fois, reproché ses travaux onéreux.

Si seulement Himmler avait su à quel point j’étais près d’aboutir. Moi qui avais eu l’occasion de l’approcher à plusieurs occasions pour lui exposer mes recherches quand tout allait bien, à présent, je ne pouvais même plus espérer lui parler. La calomnie avait accompli son oeuvre destructrice. J’avais perdu tout crédit à ses yeux et mon comportement à Buchenwald avait achevé de me déconsidérer. Je n’avais plus d’autre solution que de réussir même si je mesurais bien le danger que comportait ma décision de ne pas baisser les bras.

J’ai eu de nombreuses raisons de me plaindre de Betty (surtout lorsque je l’employais aux Marronniers), mais je dois reconnaître qu’elle s’est remarquablement bien acquittée de la dernière mission que je lui ai confiée. En pénétrant dans la cathédrale de Cologne, j’ai eu une pensée pour elle, pour tous ces gens que j’avais côtoyés dans le Languedoc. L’esprit humain est étrange ; avec le temps, il a tendance à gommer les mauvais moments pour ne conserver que les bons souvenirs. Avec le recul, j’avais même l’impression que mes années françaises avaient été les plus belles de ma vie.

La solution du problème résidait dans les quatre Bons Hommes qui avaient réussi à fuir peu avant la chute de Montségur, dans la nuit du 15 au 16 mars.

Grâce aux avens sous Montségur et à une solide corde attachée sous le castrum, l’entreprise se révéla possible. Qui étaient Amiel Aicard, Pierre Sabatier, Hugues Domergue et Peytavi Laurent ? Probablement des hommes simples, habités d’une foi profonde et déterminés à braver tous les dangers pour que jamais celle-ci ne s’éteigne. Les Cathares avaient tellement souffert des persécutions qu’ils savaient que leurs ennemis ne négligeraient aucun moyen pour leur nuire davantage encore. Ce fut Pierre-Roger de Mirepoix qui eut l’idée de diviser leur trésor en quatre parts égales pour qu’il ne tombe pas trop facilement entre des mains ennemies. Longtemps, les historiens ont cru que les Bons Hommes s’étaient rendus à Crémone afin d’y rencontrer l’évêque de la ville qui se trouvait être leur allié. Grâce à la peinture que j’avais trouvée dans la grotte de Lombrives, je savais que la vérité était plus complexe. Avant de se lancer sur les routes, les quatre hommes s’étaient donné rendez-vous dans la grotte qui avait, de tout temps, servi de refuge aux fugitifs. Ils avaient tracé leur itinéraire sur une paroi et puis, une fois que la peinture avait séché, ils l’avaient recouverte d’un enduit pour que des ennemis ne la découvrent pas. Sept siècles plus tard, avec l’aide de Betty, j’avais été le premier à retrouver leur message venu de la nuit des temps.

La référence concernant Cologne était celle du martyre de saint Pierre. En marchant dans la grande nef de la haute église Saint-Pierre et Sainte-Marie, je fus surpris par la foule qui s’y trouvait. Je me dis qu’il serait difficile de me lancer dans des recherches sans éveiller l’attention des fidèles. Néanmoins, je me dirigeai vers la statue du premier évêque de Rome en me demandant comment je réussirais à la faire parler. Je me baissai une première fois pour voir si je trouvais quelque part une représentation de croix quand une paroissienne me demanda de m’écarter pour allumer un cierge en témoignage de dévotion au saint. Elle s’éloigna et je m’approchai à nouveau pour continuer à l’observer. Je détaillais le socle de la statue quand une étrange impression s’insinua en moi. Soudain, une main se posa sur mon épaule. Je connaissais ce type de poigne – froide et volontaire – pour les avoir souvent vues à l’oeuvre lors de mon séjour à Buchenwald. Cette main hostile constituait la meilleure preuve que j’avais définitivement basculé du mauvais côté. Ou plus précisément, que je me retrouvais dans le camp des ennemis, des adversaires et, pire, des vaincus. J’eus à peine le temps d’apercevoir le visage très commun d’un homme blond aux yeux bleus. En fait, je sentis surtout le canon de son revolver qu’il avait discrètement, mais fermement pointé dans le creux de mon dos. Sans prononcer un mot, il me conduisit à travers la nef centrale hors de la cathédrale. Sur le parvis, une voiture noire nous attendait.

Ton dévoué,

Otto Rahn