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Le Bihan jugeait que la petite cité d’Ussat ne manquait pas de charme. Il avait rapidement apprécié son centre ombragé qui contrastait avec les petites rues adjacentes que baignait le généreux soleil occitan. En revanche, ses recherches ne progressaient guère. Si les habitants ne lui témoignaient aucune hostilité clairement affichée, ils s’arrangeaient toujours pour ne pas lui répondre. L’historien n’avait encore esquissé que quelques demandes (et encore celles-ci étaient-elles très innocentes, car il avait retenu la leçon du bar-tabac), mais il s’était chaque fois trouvé confronté à un mur de silence. Il fallait reconnaître que Le Bihan tranchait avec la clientèle habituelle de la station. Les curistes choisissaient Ussat-les-Bains pour bénéficier du bienfait des sources. Ils étaient le plus souvent âgés et se préoccupaient peu de connaître le passé de la région et encore moins les faits et gestes d’un obscur écrivain allemand de l’avant-guerre.

Le Bihan n’était arrivé que depuis trois jours, mais il avait déjà mis en place toute une série de petits cérémonials auxquels il se tenait avec la rigueur d’un retraitant. Après avoir pris son petit déjeuner à l’hôtel de la Source, il entreprenait une promenade dans le village sans omettre d’emporter un ouvrage consacré aux cathares sous le bras. Ussat était un village et il ne mit pas longtemps à reconnaître chacune de ses maisons et de ses habitants. Cela devint bientôt un jeu pour lui de deviner qui habitait où et quelle pouvait être sa profession. Pour réfléchir à l’aise, il quittait le centre d’Ussat et gravissait les contreforts rocheux pour s’adonner à la lecture. En fin de matinée, il revenait en ville en opérant ce qui était devenu un pèlerinage au bar-tabac, le lieu qui avait constitué sa porte d’entrée dans la vie du village. La gérante blonde était toujours fidèle au poste et il avait même appris son prénom : Betty. Mais elle avait cessé d’astiquer ses bouteilles et, pour être honnête, elle ne faisait plus grand-chose depuis qu’elle avait embauché une serveuse, une jeune femme prénommée Mireille, âgée d’une vingtaine d’années et aussi brune que sa patronne était blonde. Malgré ses efforts, Le Bihan n’avait pas réussi à savoir d’où venait ce personnage qui ne ressemblait pas aux autres Ussatois. Elle n’avait ni l’accent ni les manières du pays, mais au village, personne ne savait d’où elle était originaire. Aucune intonation ne trahissait ses origines et elle gardait le sourire dans toutes les situations. Elle pouvait servir un sirop d’orgeat à une vieille curiste trop heureuse de lui expliquer ses problèmes de circulation avec force détails et exhibition de protocoles médicaux à l’appui, mais elle était aussi capable d’éconduire énergiquement un poivrot, cantonnier de son état, qui avait eu l’audace de vouloir joindre le geste au regard en lui posant une main indiscrète sur le derrière, après l’avoir observée pendant tout son service.

Mireille était le genre de fille toujours prête à sourire, mais qui ne s’en laissait pas compter. À regret, Le Bihan se dit qu’une étrangère n’avait rien à lui apprendre sur la vie du village, ses visiteurs d’avant-guerre et ses origines cathares.

À midi, l’historien avait pris l’habitude de se contenter d’un morceau de fromage, de quelques tranches de pain accompagnées d’un ballon de rouge avant d’aller se replonger dans sa lecture. En cet après-midi du troisième jour, il décida de traverser la ligne de chemin de fer pour se rendre de l’autre côté, non loin de l’endroit où se situait le fameux hôtel-restaurant des Marronniers. Tout juste avait-il pu apprendre par la propriétaire de l’hôtel de la Source que le dénommé Otto Rahn avait pris l’hôtel et ses dépendances en gérance en 1932. L’homme voyait grand et avait annoncé à qui voulait l’entendre sa volonté de développer son affaire. Il s’était engagé à installer l’eau courante – froide et chaude – ainsi que le chauffage. Une révolution dans la région ! Il avait engagé six personnes pour faire tourner son hôtel, mais malheureusement pour lui, il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il fallait faire fructifier son investissement. Quand Le Bihan chercha à approfondir sa connaissance des employés de Rahn, la patronne lui répondit un peu sèchement qu’elle n’en savait pas plus. Elle paraissait même regretter d’avoir déjà trop parlé. Le Bihan s’en tint à sa stratégie de ne pas brusquer ses informateurs et lui débita deux ou trois banalités sur l’importance de bien connaître son métier lorsque l’on se lance dans une profession aussi exigeante que l’hôtellerie.

L’historien poussa la grille de fer ornée de fleurs de lis des Marronniers qui n’était pas fermée et alla jeter un coup d’oeil à travers les fenêtres. S’il s’attendait à trouver la réponse à l’une de ses questions, il déchanta aussitôt. Une maison vide et abandonnée depuis plusieurs années n’avait rien à lui apprendre. Il continua à inspecter la façade blanche dont le revêtement était très abîmé. À la droite d’une fenêtre du rez-de-chaussée, son regard fut attiré par une inscription que dissimulait à moitié une tige de ronce. Avec précaution, il écarta la plante et découvrit une petite croix gammée tracée au charbon et accompagnée de deux petits mots : « Nazi, crève ! » Le Bihan observa le graffiti pendant quelques secondes. Il passa doucement le doigt dessus, mais il aurait été incapable de dire depuis combien de temps il s’y trouvait. Le trait paraissait un peu effacé, mais il tenait toujours bon. En contournant l’hôtel, Le Bihan jeta un rapide coup d’oeil sur le jardin hérissé d’herbes folles et de vieux débris de seaux, de meubles rongés par la pourriture et de bidons vides. Ensuite, son regard se porta tout naturellement sur la paroi rocheuse qui dominait la bâtisse. L’historien avait pris quelques notes dans un guide touristique emprunté à la bibliothèque du collège afin de préparer un peu son voyage. Il sortit de sa poche un petit papier et commença à lire :

La cité d’Ussat-les-Bains est renommée pour ses grottes. La plus célèbre d’entre elles est sans conteste la grotte de Lombrives. Celle-ci s’enfonce dans un massif de calcaire blanc-grisâtre relativement solide. La roche évoque un haut rempart au pied duquel coule l’Ariège. Au fil du temps, de nombreux éboulements ont façonné le relief particulier du lieu. La grotte de Lombrives est dotée d’une large entrée parsemée de gros blocs minéraux et de petits débris rocheux. La grotte a été occupée depuis la préhistoire et certains ont même voulu y voir un lieu de culte secret des Cathares.

Les derniers mots suffisaient à éveiller la curiosité de Le Bihan. Il s’imagina un court instant que la pauvre Philippa était passée par là avant de tomber entre les griffes de ses ennemis. Il n’était pas encore bien tard et l’historien se dit qu’il avait envie d’aller inspecter de ses propres yeux le fameux antre de Lombrives. Le chemin qui menait à l’entrée avait été défriché et il était parfois emprunté par le guide local qui accompagnait les touristes désireux de pénétrer dans le coeur du massif de roches. À force de n’obtenir aucune réponse aux questions qu’il se posait, Le Bihan jugea n’avoir besoin de personne pour entreprendre la visite. Fort de cette résolution, il ne lui fallut que quelques minutes pour parvenir à l’assise minérale qui débouchait sur l’entrée.

Le paysage ne manquait pas de majesté et Le Bihan contempla la paroi rocheuse qui lui faisait face. Il remarqua que les grottes situées de l’autre côté de la rivière paraissaient répondre avec exactitude à Lombrives. C’était un peu comme si les millénaires avaient tranché le massif montagneux et séparé en deux entités distinctes une grotte qui n’en était qu’une à l’origine. L’historien allait s’engager dans ce grand vestibule minéral quand il s’aperçut qu’il n’avait pas prévu d’emporter une lampe torche. Il se rappela alors avoir vu une affiche qui vantait les mérites des installations électriques de la grotte. Il se dit qu’il ne lui restait plus qu’à trouver l’interrupteur pour y voir clair. Ensuite, tout alla très vite. Trop vite pour qu’il puisse comprendre ce qui lui arrivait. Il y eut d’abord le bruit d’une pierre – puissant et sourd – qui rebondissait contre la paroi de calcaire et tombait droit sur lui. Puis, il sentit un choc violent dans le dos et enfin son menton qui alla buter contre un gros caillou aux contours acérés. Sa première réaction fut de sentir le bas de son visage et de constater qu’il saignait abondamment. Ce ne fut qu’ensuite qu’il se retourna pour découvrir le visage de son sauveur.

— Quand on vous dit de ne pas visiter cet endroit sans guide ! fut la première réaction de l’homme dont il ignorait encore qu’il s’appelait Léon.

Le Bihan crut reconnaître le bonhomme. Il l’avait déjà vu en ville avec des touristes auxquels il faisait découvrir la région. Immanquablement muni d’un haut bâton de bois, portant un béret vissé sur le crâne, l’homme paraissait incapable de parler. Il criait tout le temps, comme s’il craignait de ne pas être entendu à l’autre bout de la vallée. C’est sur ce ton qu’il continua à faire la leçon à l’étranger.

— On a beau vous expliquer que c’te roche calcaire est friable, les Parisiens n’en font qu’à leur tête ! Comme toujours !

— Rouennais ! se hasarda à rectifier Le Bihan en tenant toujours son menton sanguinolent.

— Pardon ?

— Je ne suis pas parisien, je viens de Rouen.

— Cela n’a pas d’importance, lâcha Léon en balayant l’argument d’un revers de main ne tolérant aucune contestation. Vous, les étrangers, vous croyez tout savoir mieux que tout le monde. Il faut la connaître, c’te montagne, avant de s’y précipiter tête baissée, comme une chèvre dans la gueule du loup !

Entre-temps, Le Bihan avait eu le temps de se relever. Il avait sorti un mouchoir de sa poche pour empêcher le sang de couler sur sa chemise et poursuivit ses questions. Pour une fois qu’il tenait un bavard, il comptait bien en profiter !

— Dites-moi, cela arrive souvent ce genre d’accident ?

— Non, répondit Léon avec le même aplomb. C’est même très rare. Vous avez eu de la chance que je passe par là, car ce n’était pas prévu. Je venais chercher des outils que j’avais laissés ici hier. J’ai vu c’te bloc de pierre et je me suis jeté sur vous. Sans moi, vous seriez mort à l’heure qu’il est.

— Encore merci, répondit Le Bihan de manière un peu trop machinale, car il pensait déjà à autre chose. Vous seriez disposé à me faire visiter la grotte ?

— Et quoi encore ? s’exclama Léon. Il n’en est pas question. J’ai de l’ouvrage qui m’attend. Je vous ramène en ville et vous allez me nettoyer c’te vilaine plaie. Allez, en route !

À son grand regret, ce n’était pas encore aujourd’hui que Le Bihan visiterait la grotte de Lombrives. Il accompagna Léon sur le dénivelé qui les ramenait à la route.

— Vous devez tout connaître de la grotte, lui demanda-t-il. Vous avez beaucoup de visiteurs ?

— Cela dépend de la saison, mais c’est vrai qu’ils sont nombreux, cria Léon qui marchait trois pas avant son miraculé. En réalité, le premier guide de la grotte était un dénommé Vincent au début du siècle. Un sacré bonhomme ! C’était un forgeron qui connaissait les lieux mieux que sa poche.

— Il y a des peintures à l’intérieur ?

— Pas la moindre ! Mais on a retrouvé des ossements. Probablement des restes d’ours et de quelques hommes. Une seule chose est sûre : Lombrives a toujours servi de refuge au cours des siècles. On a recensé des milliers d’inscriptions à l’intérieur. Pas mal de déserteurs se sont cachés ici sous Napoléon, par exemple !

— Et les Cathares ?

— Nous y voilà, cria Léon encore un peu plus fort pour manifester son agacement. Je me disais bien que vous deviez être un de ces barjaques{2} qui viennent ici pour mettre la main sur le fameux trésor des Cathares. Tous les mêmes. Enfin, on m’avait prévenu.

— On vous avait prévenu ?

— On parle en ville, vous savez. Certains pensent que vous êtes un écrivain, d’autres un fou et d’autres un archéologue. Moi, j’ai tout de suite compris que vous étiez un chasseur de trésor. Vous savez, on en a vu défiler par ici !

— Alors, vous n’y croyez pas vous, à ces histoires de Cathares ? poursuivit Le Bihan sans se laisser démonter.

— Il faut bien jeter du pain pour attirer les pigeons, soupira Léon. Moi, tout ce que je dis, c’est que c’te vieil Antonin savait y faire lorsqu’il s’agissait de trouver du pain bien frais et des pigeons de choix.

— Pardon ?

— C’est ce que j’en dis et d’ailleurs je n’ai rien d’autre à en dire. Bon, nous sommes arrivés en bas. Je suppose que vous connaissez la route à partir d’ici. Bonjour, Monsieur !

Antonin ? Le Bihan se tenait toujours le menton alors qu’il se répétait ce prénom dans sa tête. Ensuite, une autre pensée lui vint à l’esprit. L’accident dont il avait failli être la victime était rare. Très rare, avait même précisé Léon qui connaissait tout sur cette grotte et ses environs.