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Qu’était-il, diable, venu faire dans ce trou perdu ?

Après un long et éprouvant voyage (il faisait déjà chaud en ce début de printemps et les changements de train avec la peur de rater une correspondance se révèlent toujours pénibles), Le Bihan foulait enfin le quai de la petite gare d’Ussat-les-Bains. Il ne s’attendait pas à bénéficier d’un comité d’accueil par les autorités du département, mais il fut surpris par le calme qui régnait. Il était le seul passager à descendre à cet arrêt. Pour un peu, il avait presque l’impression de venir perturber la quiétude des lieux. Pourquoi avait-il entrepris ce voyage ? À cause d’un coup de téléphone fantaisiste et de la lecture du livre d’un illuminé ? Il devait vraiment avoir envie de nouveauté pour se lancer dans une telle expédition sans queue ni tête.

Un employé des chemins de fer coiffé d’une casquette trop grande pour lui était absorbé par le comptage des billets derrière son guichet. Il ne consentit à relever la tête que lorsque Le Bihan lui adressa la parole.

— Monsieur, lui demanda-t-il, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer où se trouve l’hôtel des Marronniers ?

— Sur la route. De l’autre côté.

La réponse se révéla aussi courte que vague, mais Le Bihan comprit qu’il devrait s’en contenter. C’était son premier contact avec la rudesse ariégeoise dont il apprendrait vite à ne plus se formaliser. Pour autant, le fonctionnaire compteur de billets avait omis de lui fournir un petit renseignement : l’hôtel des Marronniers avait bel et bien existé, mais il était fermé. En arrivant devant l’établissement désert, l’historien examina la façade sans charme et nota qu’elle se trouvait en contrebas d’un massif rocheux, idéalement situé pour entreprendre des promenades dans la nature sans traverser par la route. C’était étrange, mais dès le premier coup d’oeil sur cette façade délavée, Le Bihan n’avait aucune peine à imaginer le comportement d’Otto Rahn. L’homme qui avait séjourné ici cherchait en même temps à vivre parmi les habitants de la petite ville tout en restant éloigné d’eux.

Le Bihan chassa Rahn de son esprit. Dans un premier temps, il devait trouver une chambre pour passer la nuit. Le jeune homme traversa la route départementale et se dirigea vers le centre du bourg. Il poussa la porte du bar-tabac au comptoir duquel une grande blonde vêtue d’une robe à petites fleurs rouges et blanches passait des coups de torchon destinés à effacer la poussière des bouteilles. Midi moins le quart paraissait être une heure acceptable pour prendre un apéritif et Le Bihan commanda un verre de Suze. Il attendit d’être servi pour demander à la patronne quelle pension elle lui conseillerait pour passer quelques nuits. La blonde lui cita plusieurs noms d’hôtels et de pensions de famille avant d’arrêter son choix sur l’hôtel de la Source qui lui semblait plus recommandable depuis qu’ils avaient renouvelé la literie. Quand Le Bihan lui demanda s’il avait une chance d’y trouver une chambre libre, elle fit une drôle de grimace qui lui souleva la lèvre supérieure comme un accent circonflexe. La blonde lui répondit qu’il y avait beaucoup de curistes en ce début de saison et qu’il n’était pas facile de trouver une chambre dans le centre, mais, ajouta-t-elle, « comme on dit, qui ne tente rien n’a rien ». Le Bihan sourit en se disant que la notion de centre dans une bourgade aussi modeste qu’Ussat devait se révéler assez relative. Mais il ne fit aucune remarque et se contenta d’observer la blonde qui, fièrement campée de son côté du comptoir, finissait d’astiquer éner-giquement une bouteille de Cynar. Était-ce l’effet de la Suze ? Toujours est-il que Le Bihan attaqua franchement :

— Vous avez entendu parler d’Otto Rahn ?

Cette fois, l’attitude d’indifférence affairée céda la place à une méfiance clairement affichée.

— Que venez-vous faire ici ? répondit la patronne en lui décochant un regard noir. Nous n’avons pas besoin d’ennuis ni de curieux. Nous tenons à la réputation de notre station thermale.

— Excusez-moi, s’étonna Le Bihan qui ne s’attendait pas à une telle réplique. C’était une simple curiosité. J’ai lu un article qui parlait de lui et...

— Ne croyez pas ce que racontent les gazettes, lâcha la blonde sur un ton péremptoire en rangeant son chiffon. Les gratte-papiers sont payés pour les remplir alors qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils racontent.

Le Bihan ne chercha pas à approfondir la conversation et encore moins à disserter sur la conscience professionnelle des journalistes. Il régla sa consommation et sortit du bar. Le soleil, jusque-là dissimulé par de gros nuages blancs, tentait une timide percée. Le centre d’Ussat semblait dès lors plus accueillant. Il croisa deux curistes qui se rendaient dans le bâtiment des thermes. Combien pouvait-il y avoir de petites stations thermales en France ? Beaucoup avaient perdu leur lustre d’antan, mais toutes conservaient une part de leur charme suranné. Et que feraient ces nuées de curistes sans le cérémonial d’une vie réglée selon les heures des soins et des repas ? Dans ce genre d’endroit, le temps acquérait une autre dimension. Il en profitait, se payant même parfois le luxe de suspendre sa marche.

Ce fut d’humeur plus joyeuse que Le Bihan parcourut les quelques mètres qui le menaient à l’hôtel de la Source. Munie de ses huit petites fenêtres en façade, d’un petit escalier en pierre et de sa porte brune, la bâtisse n’était guère impressionnante. Le jeune homme nota que le « r » de la Source était à moitié effacé. Il obéissait à un réflexe d’archéologue assez hors de propos en ce genre de circonstance, mais c’était là le genre de détail qui ne manquait jamais de lui sauter à l’oeil.

Cette fois, il fut accueilli par une femme brune qui se montra beaucoup moins suspicieuse que la blonde du bar-tabac. Elle lui attribua sa plus belle chambre, celle dont la vue donne sur la rue et, quand le feuillage des arbres le permet, précisa-t-elle, sur les parois rocheuses d’en face. Le Bihan se garda bien de prononcer à nouveau le nom de Rahn avant de prendre possession de son logement. La chambre n’avait rien de bien particulier. Le lit un peu trop mou (malgré le renouvellement de la litière) était flanqué d’une table de nuit avec une lampe dotée d’un abat-jour de cretonne imprimée. En guise d’unique décoration, une gravure était accrochée au mur qui faisait face au lit. Elle représentait une jeune femme au sourire forcé, affublée d’un costume folklorique trop grand pour elle et portant un seau d’eau. Le Bihan en déduisit qu’il s’agissait d’une subtile référence à la vocation thermale de la station. Il posa sa petite valise de cuir brun sur le lit et en sortit les quelques effets qu’il avait emportés pour son court séjour. Il jeta un rapide coup d’oeil sur ses chaussures et se dit qu’elles feraient l’affaire pour les randonnées qu’il avait prévu d’accomplir dans la montagne. Et puis, tout d’un coup, une idée lui vint. Il sortit le livre d’Otto Rahn de sa valise et le posa bien en évidence sur la petite table qui était placée face à la fenêtre.