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Berlin, 1939

Cher Jacques,

Les pages que je commence me sont les plus douloureuses à écrire. En même temps, je devine qu’elles sont celles que tu attends le plus. J’ai conscience d’entrer dans la dernière ligne droite, celle qui me mènera aux résultats des recherches que j’ai entamées il y a aujourd’hui une dizaine d’années.

Mon premier livre Croisade contre le Graal a eu un grand retentissement et mon deuxième La Cour de Lucifer est passé injustement inaperçu. Celui-ci constituera à n’en pas douter un grand succès. Mais il bousculera tellement de certitudes imposées depuis vingt siècles qu’il fera l’objet d’une vraie chasse aux sorcières ou, pire encore, d’une traque à l’hérétique telle que les Cathares l’ont connue.

Contrairement à un avis trop répandu, l’hérésie cathare ne s’est pas limitée à la région française du Sud-Ouest. Le phénomène spirituel directement hérité du bogomilisme se répandit dans différents pays du continent. Mais il ne portait pas le même nom et il connut différentes variantes locales. L’hérésie voyagea à travers le continent en suivant les routes et les grandes voies navigables. À l’époque de la chute de Montségur, les Bons Hommes étaient conscients de cette répartition géographique. Face au désastre annoncé, ils se résolurent à cacher leur plus extraordinaire trésor et confièrent cette délicate mission à quatre d’entre eux chargés d’entrer en contact avec d’autres « hérétiques » en Europe. Voilà pourquoi il me fallait à tout prix entreprendre mon périple pour vérifier mes théories.

Mon voyage vers Cologne se déroula sans encombre. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais l’impression d’avoir repris le cours d’une existence normale. Dans le compartiment où j’avais pris place, un exemplaire du Volkischer Beobachter à la main pour ne pas éveiller les soupçons, un jeune homme s’appliquait à faire rire une jolie brune coiffée d’un petit chapeau surmonté d’une aigrette assez osée pour la stricte morale nationale-socialiste. À côté d’eux, une vieille dame à l’air pincé faisait mine de ne rien voir, mais elle ne manquait pas une miette du spectacle du paon se pavanant devant sa femelle. En arrivant à Cologne, je ressentis encore davantage ce sentiment de liberté. Tout me semblait nouveau, frais, intéressant. Des enfants rentraient de l’école en riant, un livreur de pain discutait avec un client, deux élégantes admiraient la vitrine d’une modiste... La ville vivait et j’étais heureux de faire partie de ce mouvement. Le Lager était si loin. Je détournais en revanche le regard chaque fois que je croisais un soldat ou le moindre uniforme. J’en étais presque venu à redouter les facteurs !

Je passai la première nuit dans une agréable pension de famille dont les propriétaires, Herr Gunther et son épouse, la docile Frau Gunther – des Munichois exilés sur le Rhin comme ils se présentaient – cuisinaient eux-mêmes le dîner. Je conserve le souvenir d’un excellent jambonneau aux pommes de terre et aux choux qui réussit à me faire oublier, le temps d’un repas, l’atroce potée qui nous était servie au camp. Ce soir-là, j’allai me coucher de bonne heure parce que je voulais me lever tôt pour me rendre à la cathédrale.

Quand je sortis de l’hôtel, j’empruntai la Richardstrasse qui ne s’était pas encore éveillée à cette heure matinale. En tournant dans la première à gauche, une étrange impression s’empara de moi. C’était comme si je venais de croiser un regard et surtout comme si je ne l’avais pas croisé par hasard. Je m’engageai dans la petite ruelle dont j’ai oublié le nom et, dès ce moment-là, je sentis que cette présence ne me quittait pas. Je me retournai une première fois et je ne vis rien. Je recommençai quelques pas plus tard et, là, je distinguai une silhouette noire qui entrait dans un immeuble. Le quartier qui était encore vide quelques minutes auparavant sembla se remplir comme une scène où se mettent en place les comédiens au début d’un opéra. Je cherchais à éviter chaque regard et, tout en pressant le pas, je regardais mes pieds pour ne pas me sentir dévisagé.

Probablement vas-tu penser que je divaguais, mais je t’assure de me croire, j’étais suivi. Ils savaient que j’étais là. Ils m’avaient libéré pour mieux me prendre en chasse, cette fois, j’en étais convaincu. Dès lors, que me restait-il à faire ? Poursuivre ma mission coûte que coûte ? Renoncer ? Les entraîner sur une fausse piste ? La troisième solution paraissait la plus séduisante, mais j’avais conscience qu’elle ne me mènerait pas loin. Où que j’aille, ils finiraient toujours par me retrouver. Toute l’Allemagne marchait au pas et suivait son guide. Qui étais-je pour prétendre imposer ma propre loi dans cette machine implacable qui avait détruit toute volonté individuelle ? Renoncer me paraissait tout aussi impensable. Je décidai donc de continuer en essayant de ne pas tomber dans les pièges qui m’étaient tendus. Après tout, s’ils prenaient la peine de me suivre, c’est qu’ils attachaient autant d’importance que moi à mes recherches.

Ton dévoué,

Otto Rahn