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Machinalement, il vérifia s’il avait bien dans sa poche le petit carnet qu’il n’abandonnait jamais. Son carnet d’appartenance à la SS représentait pour Erwin son bien le plus précieux. Il ne faisait pas partie de ces convertis de la dernière heure qui avaient embrassé la foi nationale-socialiste quand il avait senti que la victoire était acquise au Fuhrer. Lui, il avait été un compagnon des mauvais jours, un combattant de toutes les luttes et son numéro d’inscription au parti le prouvait : 346. Il avait participé au coup de force de Munich et il n’avait dû la liberté qu’à sa jeunesse et surtout à sa capacité à courir vite pour échapper à la police. Il avait participé aux actions de la SA dont il aimait la violence et la simplicité des convictions. Mais il avait rapidement senti les limites d’un mouvement qui manquait d’ancrage idéologique. Pour bâtir le Reich millénaire et façonner l’homme nouveau, il fallait plus que quelques bagarres de rue et des vitrines de magasins juifs, défoncées à coups de pierres.

Erwin était convaincu que le NSDAP avait pour vocation de réveiller les racines profondes et authentiques de l’âme germanique trop longtemps pervertie par le poison judéo-maçonnique. Sans le savoir, il attendait l’élan puissant qui correspondrait à ses aspirations et il finit par le trouver au sein de la SS. Le corps constitué par Himmler était non seulement le seul qui affichait l’ambition de ressusciter les anciens ordres chevaliers Teutoniques, mais en plus, il était déterminé à user des  moyens les plus modernes pour parvenir à ses fins. Erwin se lança avec passion dans cette nouvelle croisade qui allait – il en était certain – changer la face de l’Allemagne, puis de l’Europe et enfin, du monde tout entier. Passionné par le sujet, il n’avait pas attendu la création de l’Ahnenerbe pour étudier les origines de la civilisation germanique.

Erwin marchait dans les herbes hautes et dirigeait le faisceau de sa lampe devant lui. Il était certain que sa proie n’avait pas pu aller bien loin. Mais en pleine nuit, sa traque qu’il menait d’ordinaire de manière systématique s’apparentait à une quête hasardeuse. Il s’arrêta un instant et regarda la forêt qui l’entourait. Il aimait ces moments où il se sentait appartenir à la longue lignée des hommes des bois. Les anciens dieux des Germains étaient nés des sources, des futaies et des chênes ancestraux. Les hommes avaient commencé à s’égarer lorsqu’ils avaient perdu contact avec leurs racines profondes. Ils devaient réapprendre à observer le cours des saisons et les signes que nous envoie la forêt. Ils devaient retrouver les techniques de chasse ancestrales pour se mesurer aux cerfs ou aux sangliers. Erwin avait exploré de nombreuses forêts pour retrouver les traces des hommes qui les avaient habitées. Il avait retrouvé des pierres dressées, des postes d’observation à flanc de colline, des tumulus pour enterrer les morts et des clairières pour honorer les dieux. Aujourd’hui, il était dans la peau du chasseur et il était déterminé à ne laisser aucun répit à la proie qu’il traquait.

Venant de sa droite, il sentit un léger frémissement dans le feuillage. Plus que le bruit, c’est l’odeur qui attira son attention. Il ne s’agissait pas d’une odeur quelconque, il avait reconnu l’odeur de la peur. Ce parfum unique qu’exhale un animal traqué n’ayant plus d’autre issue que de se terrer pour échapper à son prédateur. Lentement, il plongea sa main dans la poche de sa veste. Il en sortit son Luger en éprouvant, comme chaque fois, ce délicieux sentiment de puissance que lui communiquait la froideur de la crosse sur le bout des doigts. Il n’y avait plus de frémissement, plus le moindre bruit sur sa droite, mais il savait qu’il ne se trompait pas. Avec la rapidité d’un aigle qui fond sur sa proie, il plongea la main dans le buisson et attrapa un bras qu’il tira vers lui. Le jeune homme ne se défendit pas. Le vaincu sent lorsque la partie est perdue. Erwin sourit. Il prit son revolver et posa doucement le canon sur la tempe de la victime. Le geste était naturel au point de paraître complice. Sans cesser de sourire, Erwin appuya sur la gâchette. Dans la nuit froide et solitaire, la détonation retentit encore longtemps après que l’homme se fut effondré, mort, à terre. Le chasseur regarda un instant le corps et puis porta sa main à la taille. Il en sortit une autre de ses grandes fiertés, un poignard orné de la double rune de la SS. Il s’accroupit et d’un geste net et précis, il le planta dans le coeur du cadavre. Il se souvint du conseil de son père qui avait été un des plus grands chasseurs qu’aient jamais connu les forêts de Westphalie : un prédateur de la forêt doit toujours donner le coup de grâce en perçant le coeur de sa victime.

Le coeur d’Erwin battait plus vite. Il ressentait toujours cette impression enivrante lorsqu’il avait accompli son devoir. Le corps qui gisait à ses pieds était celui d’un traître. Et les traîtres ne méritent aucun autre sort que l’exécution. Il savait qu’il y aurait encore beaucoup de sacrifices nécessaires avant que l’Ordre naturel ne fût rétabli. Il prit l’émetteur qui était dans son sac.

— Allô ! Ici Wherwolf. Fugitif retrouvé. Tout est en ordre. Vous pouvez venir le chercher. Kilomètre 21. Faites vite.