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Si la patronne de l’hôtel de la Source était étonnée de la facilité avec laquelle Le Bihan quittait son établissement, elle n’en laissa rien paraître. L’historien régla sa note et prit congé, non sans la gratifier d’un franc sourire. Madame Lebrun lui rendit sa monnaie et comme il se sentait d’humeur badine, il alla jusqu’à lui laisser un modeste pourboire pour la remercier de « son accueil chaleureux ». Le Bihan jeta un coup d’oeil sur sa montre et constata qu’il lui restait encore une bonne demi-heure avant de se rendre à là gare. Une question l’obsédait : comment était-il possible que la nouvelle de la découverte d’un homme sans vie gisant derrière les thermes n’ait pas fait le tour du village ? Certes, il ne devait pas y avoir une escouade de gendarmes dissimulés derrière chaque arbre à Ussat, mais de là à ce qu’un cadavre en pleine zone touristique passe totalement inaperçu, il y avait de la marge ! Le Bihan ne résista pas à l’envie d’aller voir par lui-même.

« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »

Il s’assura d’abord que personne ne se promenait dans les parages. Toujours en portant sa petite valise, il se dirigea derrière l’établissement quand il vit deux silhouettes marcher dans les herbes : le couple de clients anglais de l’hôtel de la Source ! Ils lui adressèrent un signe de la tête aussi cordial que discret. Le Bihan leur rendit la politesse et se dit qu’il ne pouvait y avoir que deux solutions : soit ils souffraient de sérieux problèmes de vue, soit ils confirmaient l’idée reçue selon laquelle les citoyens britanniques ne se mêlaient pas des affaires qui ne les regardaient pas. Dès qu’ils eurent quitté le sentier, Le Bihan posa sa valise et courut jusqu’à l’endroit où le pauvre homme avait rendu son dernier soupir. Les herbes étaient encore couchées, mais il n’y avait plus de trace de corps ! Il tâta le sol, mais il ne trouva pas le moindre indice lié à la présence d’un cadavre. Alors qu’il avait déjà échappé à un accident qui ressemblait davantage à un piège et qu’il avait recueilli le dernier souffle d’un homme transpercé par une flèche, c’était étrangement la première fois que Le Bihan éprouvait une telle sensation de malaise, pour ne pas dire de peur. Non seulement ceux qui avaient décoché la flèche mortelle étaient restés dans les parages, mais en plus, ils avaient fait disparaître le corps en un temps record. S’il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un crime perpétré par des fous, il fallait reconnaître que ceux-ci ne manquaient pas de rapidité. Le Bihan réfléchit. Il avait été le seul témoin d’un meurtre dont il ne subsistait plus la moindre trace. Autrement dit, d’un meurtre qui n’avait jamais existé, sauf à ses yeux. Tout comme l’appel de Philippa. Quant à la lettre et au message écrit, ils ne constituaient en aucun cas la preuve d’un quelconque complot. Le Bihan réalisa à quel point il était seul. Il avait l’impression d’avancer dans un tunnel qui s’obscurcissait au fur et à mesure qu’il progressait. Serait-il à la hauteur du défi qu’il s’était lancé ? Il éprouvait une désagréable impression de peur et d’impuissance mêlées. Très vite, il n’eut plus qu’une seule envie : quitter le village. L’historien serra la poignée de sa valise et courut vers la gare. Il était dix-sept heures vingt. Dans cinq minutes, il pourrait enfin monter à bord de ce train qui allait le libérer de ce piège.