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Michel Joyeux n’en croyait pas ses yeux. Il avait l’habitude d’arriver le premier au collège chaque matin. Et ce jour-là, il avait non seulement la surprise d’avoir été précédé, mais aussi de découvrir la mine contrariée de celui qui l’avait devancé.

— Pierre ! s’exclama-t-il avec bonne humeur. Ne me dis pas que la petite Édith était à ce point insupportable que tu as préféré dormir au collège !

— Ne me parle pas d’Édith, répondit Le Bihan sans lever le nez du livre qu’il consultait. Je qualifierais le dossier d’affaire classée. Et je te préviens, si j’apprends que tu as lâché le morceau, tu passeras un mauvais quart d’heure !

Joyeux (c’est ainsi que Le Bihan avait l’habitude d’appeler son ami) alla s’asseoir en face de son collègue. Il émit un long sifflement avant de lui répondre.

— Eh bien ! J’ai l’impression que cela ne te convient pas de te lever avec les poules. C’est d’accord, je ne parlerai à personne du dernier épisode apparemment peu convaincant de tes exploits amoureux.

— Trop aimable, bougonna Le Bihan.

— Ma parole ! Non seulement tu as décidé de ne plus jouer les Don Juan, mais en plus, tu viens t’instruire de bon matin. Que lis-tu de si passionnant ?

Il jeta un coup d’oeil au livre dans lequel était plongé Le Bihan. Un nouveau sifflement admiratif conclut cet accès de curiosité.

— Les Cathares ! Tu n’as pas froid aux yeux ! Je pensais que c’était un sujet que l’on évitait soigneusement dans le programme.

— Joyeux, si tu pouvais éviter de siffler avant de commencer chacune de tes phrases, j’aurais peut-être la chance de finir cette journée sans migraine. Mais pour répondre à ta question : oui, il s’agit d’un livre sur les Cathares et, non, le sujet n’est pas au programme du cours.

— Alors là, je ne comprends plus rien. Mais tu n’es pas obligé de m’expliquer. Ce n’est pas parce que nous sommes amis que nous devons tout nous dire !

— Figure-toi que j’ai bien envie de te raconter ma petite histoire, lâcha Le Bihan en refermant le livre. Mais j’ai peur que tu ne me prennes pour un fou.

— Alors, tu n’as rien à craindre ! Cela fait longtemps que je suis persuadé qu’il y a quelques fils qui ont disjoncté dans cette grosse tête ! lui dit Joyeux en tapotant sur le sommet de son crâne.

Pierre Le Bihan regarda son ami et, cette fois, un sourire vint illuminer son visage. Il se dit que, malgré leurs petites disputes quotidiennes, Joyeux était son collègue préféré. C’était même le seul avec lequel il partageait ses colères et ses joies. C’était avec lui qu’il avait abordé le douloureux souvenir de Joséphine et révélé le poids du remords qui l’assaillait depuis sa disparition. Sept ans après la fin de la guerre, les survivants continuaient à s’interroger sur la raison pour laquelle ils avaient réussi à en réchapper alors que d’autres, parfois plus courageux, étaient tombés. N’y avait-il pas une monstrueuse injustice dans cette loterie de la mort ? Pour Le Bihan, ces pensées étaient intolérables. Il avait vécu la fin du conflit avec une relative indifférence. Les résistants de la dernière heure, la chasse aux sorcières, l’impossible réconciliation, les nouveaux conflits exotiques, le partage de la planète entre des vainqueurs que tout opposait... Autour de lui, un monde était occupé à se reconstruire, un pays pansait ses plaies, mais Le Bihan n’était qu’un lointain témoin de ce grand chambardement. La femme qu’il aimait avait perdu la vie quelques instants avant que ne retentisse le gong final de la grande boucherie et il avait été incapable de la sauver. Joyeux connaissait dans les moindres détails cette histoire à la fois tragique et tellement banale. Il était sans aucun doute le seul à pouvoir entendre l’étrange événement qu’il venait de vivre. Il se leva et alla s’asseoir à côté de son ami.

— Il m’est arrivé une histoire étrange hier, commença-t-il.

— Je sais, lança Joyeux, goguenard. Tu avais rendez-vous avec la petite Édith. Allez, raconte !

— Laisse-moi continuer ! Alors que j’étais chez moi, j’ai reçu un appel téléphonique. Mais il s’agissait d’un appel étrange, il émanait d’une certaine Philippa.

— Ah, tu m’as fait peur. Un moment, j’ai cru que ton récit était sérieux, mais il s’agit encore d’une histoire de femme. Mon sacré Pierre ! Quelle santé !

— Non, tu n’y es pas du tout. Cette Philippa, elle m’appelait de Montségur, en plein pays cathare.

— Et alors ? Ils ont aussi le téléphone dans le Languedoc, non ?

— Bien sûr, mais le plus extraordinaire – et c’est là que tu vas me prendre pour un dingue – c’est que cet appel provenait du treizième siècle !

— Par... pardon ?

Cette fois, Joyeux ne savait plus s’il devait rire ou s’inquiéter. Que pouvait-il dire face à une telle absurdité ? Pour une fois, il resta quelques secondes bouche bée avant de s’exclamer :

— Tu perds la raison ! Tu plaisantes, j’espère !

Ce fut tout ce qu’il trouva à répondre. Pierre Le Bihan ne fut pas étonné. Il lui posa la main sur l’épaule et sourit avec indulgence.

— Merci ! C’est la réaction que j’attendais. Je ne te demandais pas de me croire. Moi-même, j’ai encore l’impression d’avoir été victime d’un canular ou d’une hallucination.

— Et pourtant, tu te documentes à la bibliothèque du collège à sept heures du matin alors que tu arrives en retard un jour sur deux ?

— Cette femme... cette Philippa...

— Eh bien, oui, quoi ? Qu’avait-elle de spécial ?

— Elle m’appelait à l’aide et quand je songe à sa voix, à ses paroles... Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle était sincère !

Joyeux prit le livre posé sur la table et alla le replacer dans la bibliothèque.

— Tu sais ce que je pense ? dit-il avec toute la diplomatie dont il pouvait faire preuve. Si tu en es réduit à chercher des femmes sept siècles en arrière, c’est que tu as besoin de passer une soirée bien arrosée en ville. Ce soir, je passe te chercher à dix-neuf heures chez toi. Et c’est moi qui régale !

— D’accord, répondit Le Bihan, prompt à se laisser convaincre. Tu as raison, je crois que cela me fera du bien.

Avant de quitter la salle de lecture, Joyeux se retourna une dernière fois.

— Et promets-moi de ne pas venir en armure. J’ai bonne réputation dans cette ville et je tiens à la conserver !