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Il n’y avait pas foule dans le petit tortillard qui emmenait Le Bihan à Ussat-les-Bains. L’historien avait pris place en face d’une grand-mère qui gavait son petit-fils de tartines, de fruits et de gâteaux secs. Ils étaient à trois dans le compartiment et tandis que le gamin refusait d’ingurgiter autant de nourriture, la mémé persistait. Le Bihan se dit qu’il faudrait encore du temps pour que la génération de la guerre oublie le cauchemar des privations et de la faim. En sept ans, il avait, lui aussi, pris un peu de ventre, mais il l’avait accepté comme un privilège de l’âge et une preuve tangible de la paix retrouvée. Alors que la vieille dame entreprenait de faire avaler au petit garçon une autre tartine à la confiture avec la détermination froide et tranquille d’un gaveur d’oie préparant les réveillons, Le Bihan sortit la Croisade contre le Graal de son petit cartable en cuir. Il était encore loin d’imaginer à quel point la découverte de ce livre allait bouleverser sa vie. Il avait commencé par passer une longue nuit à le lire. Le lendemain, il l’avait repris du début en écrivant quelques notes. Celles-ci n’étaient pas structurées, il s’agissait plutôt d’impressions. Plusieurs thèmes développés dans le livre trouvaient écho dans son esprit. Il avait été frappé par la volonté de l’auteur d’assimiler la religion cathare à une forme de paganisme aryen, naturellement antérieur au judéo-christianisme. Dans la foulée, il avait fait quelques recherches à la bibliothèque sur Otto Rahn, mais il n’avait rien trouvé de très intéressant. Cinq ans après la fin de la guerre, il était encore des fantômes qu’il valait mieux ne pas réveiller. Et dans le cortège d’horreurs qu’avait entraîné le conflit, l’histoire d’un obscur archéologue national-socialiste ne pesait pas bien lourd.

« Mourir ne me fait pas peur. »

Et toujours l’écho lancinant de la voix de Philippa qui lui revenait en mémoire. En écumant les bouquinistes de la ville, Le Bihan avait déniché La Cour de Lucifer, le second livre qu’avait publié Rahn en 1937. Le libraire lui avait jeté un regard suspicieux avant de préciser qu’il ignorait d’où pouvait bien venir un tel livre dans son stock. De son côté, Le Bihan s’était cru obligé d’inventer une vague histoire de thèse qu’il rédigeait sur les historiens nazis pour ne pas passer pour un indécrottable nostalgique d’Adolf. Dans ce deuxième ouvrage, la connotation nationale-socialiste était beaucoup plus manifeste et Rahn avait encore renforcé le parti pris ésotérique. Mais au final, l’ensemble apparaissait indigeste et peu convaincant. Le Bihan avait même dû se forcer pour finir le livre. Contrairement à ses bonnes habitudes, l’historien n’avait pas pris le temps de compulser toutes les sources avant de se lancer sur le terrain. Cette fois, il préférait se fier à son instinct. Pour lui, il ne faisait aucun doute que l’appel à l’aide de Philippa et l’envoi du livre de Rahn étaient liés. Peut-être était-ce la même Philippa qui lui avait fait parvenir la Croisade contre le Graal. Mais pour quelle raison ? Et comment ? Sûrement pas en recourant au service de la poste à travers les siècles. Le Bihan voulait tirer cette histoire au clair et l’occasion lui en fut bientôt offerte.

Il avait profité de la semaine de vacances scolaires qui s’annonçait pour acheter un billet de train à destination du Languedoc. Il était d’autant plus convaincu de la pertinence de son voyage qu’il avait trouvé deux notes dans le premier livre d’Otto Rahn. D’abord, il n’y avait pas prêté grande attention, mais à force de relire l’ouvrage, il avait fini par y trouver deux petits mots tracés à la pointe d’un crayon. Cinq lettres écrites dans la marge de la page 12, « Ussat », et onze autres lettres en page 44, « Marronniers ». Il ne fallait pas être Sherlock Holmes pour faire le lien entre les deux indices. Ussat-les-Bains était une petite bourgade de l’Ariège, non loin de la ville de Foix. Quant aux Marronniers, il devait s’agir du nom d’un hôtel-restaurant comme il en existait tellement en France. Le Bihan repensa à l’étonnement de Joyeux lorsqu’il lui avait annoncé sa décision de prendre quelques jours de vacances. Son ami avait bien évidemment essayé de savoir où il allait, mais il n’avait pas lâché le morceau. Ce voyage était son voyage et ce mystère était son mystère. Au fil des jours, cette histoire de Cathares et de nazis s’était même muée en idée fixe.

Le Bihan jetait un regard distrait sur la campagne qui s’échappait à la cadence un brin soporifique des mouvements saccadés du train. Il songeait à ces sept années passées depuis la fin de la guerre et il n’était pas satisfait du bilan. Il se dit qu’il n’avait pas réussi à donner un nouveau sens à sa vie. La guerre lui avait apporté le pire, mais – il osait à peine se l’avouer – elle lui avait aussi fait connaître le meilleur. Il avait découvert le véritable amour en croisant la route de Joséphine, une fille comme il était certain de ne plus jamais en rencontrer. Il avait élucidé un mystère millénaire en découvrant le secret de la tapisserie de Bayeux. Il s’était découvert un courage insoupçonné en combattant les Allemands sur son propre terrain : l’histoire et l’archéologie. En même temps, il avait appris que les préoccupations de ses ennemis – même les plus implacables – pouvaient se révéler très proches des siennes. Il est toujours troublant de se découvrir des points communs avec ceux que l’on combat. Le Bihan avait été confronté à la récupération idéologique de l’histoire et, surtout, il avait été incapable d’empêcher que Joséphine ne compte parmi les victimes de cette guerre. Il en avait beaucoup souffert et il n’y avait pas un jour où il ne s’était reproché de ne pas avoir été à la hauteur. À mesure que Rouen se reconstruisait, lui avait l’impression de s’enfoncer, chaque jour un peu plus. Cette vie pour laquelle il s’était battu avait fini par perdre de son intérêt. Il évoluait dans un long tunnel dont il avait renoncé à trouver la sortie.

Pour la première fois depuis sept ans, Le Bihan avait l’impression de renouer avec le passé et de fermer une parenthèse de vie sans relief. Le sentiment était encore confus, mais, sans qu’il réussisse à expliquer pourquoi, il se sentait déjà plus en paix avec lui-même.

L’historien avait conscience d’avoir agi dans la précipitation, mais il était convaincu qu’il avait pris la bonne décision en se lançant au secours d’une voix de femme angoissée et de l’ombre trouble d’un historien allemand exalté. Le trajet avait été rythmé par les correspondances et les attentes sur les quais. La grand-mère avait fini par cesser de gaver son oisillon et Le Bihan avait rangé le livre de Rahn dans son cartable de cuir brun. Il était fasciné par le trajet de ce train qui épousait étroitement les méandres des rivières et l’encaissement des vallées. Au fil du trajet, le soleil printanier chauffait dans la vitre du compartiment et peu de temps après, celui-ci se retrouvait plongé dans une demi-pénombre. L’historien découvrait cette région qui ne ressemblait pas à la sienne. Il contemplait les hautes falaises rocheuses et espérait apercevoir, au détour d’une boucle, la silhouette d’une ruine.

« Les hommes du roi sont sur le point de prendre la forteresse. »