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Dans le train qui le ramenait à Ussat, Le Bihan avait lu la lettre. Il se souvint avoir lu dans une coupure de journal que le corps d’Otto Rahn avait été retrouvé dans un bois du Wilde Kaiser. À proximité gisait une petite fiole brune et vide. Le corps était assis, près du ruisseau. Rahn avait appuyé son dos contre un arbre, comme s’il n’avait pas voulu mourir couché. Officiellement, le corps fut découvert par les fils de Josef Maier, domiciliés dans la circonscription d’Eiberg. Selon le rapport de police, la mort devait remonter à la nuit du 13 au 14 mars 1939.

« Ce Richard, c’était vraiment un sale type. »

Le Bihan avait tellement retourné les trois documents dans tous les sens qu’il finissait par les connaître par coeur. Le texte tronqué de sa quatrième partie était écrit en latin. À deux reprises apparaissait « Constantinus » le nom latin de l’empereur Constantin. Alors qu’il reprenait le volant de la voiture qu’il avait garée devant l’entrée de la gare, il se demanda ce que Richard Koenig avait bien pu faire du document qu’il avait découvert à Cologne. Le simple fait qu’il ne se trouve pas dans ses affaires prouvait qu’il se méfiait de Betty et qu’il avait préféré le cacher. Probablement l’avait-il fait dans la région. Mais Le Bihan avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne trouvait pas le moindre indice qui lui permette d’avancer.

En arrivant à l’hôtel des Albigeois, il fut heureux de retrouver Chenal. Comme d’habitude, l’hôtelier se montra accueillant et il avait mitonné un bon petit plat pour son client préféré. L’hôtelier ne se montra pas curieux et laissa à Le Bihan le temps de retrouver ses marques. Même si cet épisode ne regardait que lui, l’historien avait peur que son ami ne devine ce qu’il avait vécu avec Betty. Il redoutait qu’un effluve de parfum, une trace de rouge à lèvres ou un long cheveu blond sur l’épaule ne le trahisse. Bien sûr, Chenal ne s’aperçut de rien et à aucun moment la conversation ne dévia ni sur le petit monde d’Ussat, ni sur les Cathares. Ce soir-là, Chenal était plutôt d’humeur oenophile et il voulait lui faire découvrir quelques bouteilles qu’il venait de rentrer pour sa cave.

En portant à ses lèvres un verre de Gaillac, une illumination vint à l’esprit de Le Bihan. Il posa la main sur l’épaule de Chenal et lui demanda s’il pouvait passer un coup de fil. À la réception, il sortit la carte de l’hôtel Royal Blue et composa le numéro. L’historien demanda à la réceptionniste la chambre 42 en s’étonnant de se souvenir aussi bien du numéro de la chambre de Betty.

— Allô, Betty ? C’est Pierre.

— Voyez-vous ça ? répondit-elle d’une voix qui trahissait une soirée aussi bien arrosée que celle de Le Bihan. Alors beau gosse, je te manque déjà à ce point ?

— Non, enfin, oui, s’emmêla un peu l’historien, ce n’est pas cela que je voulais dire. En fait, je voulais te poser une question. Je me trompe ou tu m’as parlé d’Albi ? Tu m’as bien dit que Fritz y avait une maîtresse.

— Quand notre chien tient un os, il ne le lâche pas. Oui, enfin, l’histoire de la maîtresse, c’est moi qui l’ai trouvée. Lui, il m’a seulement parlé de ses voyages à Albi. Mais à moi, on ne me la fait pas comme ça !

— Merci, Betty !

— C’est tout ?

— Bonne nuit, Betty.

— Tous les mêmes !

Elle raccrocha. Le Bihan retourna dans la salle de restaurant pour demander à Chenal s’il possédait toujours dans sa bibliothèque le gros ouvrage sur l’architecture sacrée dans le Sud-Ouest. Chenal blagua en lui disant que si même un bon cru de Gaillac n’arrivait pas à lui chasser ses obsessions de l’esprit, il pourrait finir par se montrer vexé. Le Bihan sourit et s’excusa pour la forme. Une fois dans sa chambre, il se coucha sur son lit et ouvrit le gros volume dont la couverture rouge était rehaussée d’une représentation de la cathédrale d’Albi. À sa grande satisfaction, le premier coup lui sembla être le bon. Dans le choeur de la cathédrale, deux personnages étaient représentés de part et d’autre, comme s’ils se faisaient face. D’un côté Charlemagne et de l’autre le fameux Constantin. D’après l’illustration, l’empereur romain tenait une épée et un globe et il se tenait dressé sur un fût de colonne. En poursuivant sa lecture, Le Bihan apprit que les bâtisseurs de la cathédrale avaient à coeur de prouver l’importance de l’Église de Rome après l’hérésie cathare. Bien sûr, l’intuition de Le Bihan ne reposait sur rien de très scientifique, mais il avait envie d’écouter cette petite voix intérieure qui lui disait d’aller tenter sa chance. En refermant le livre, il se dit qu’à la place de Fritz-Koenig, lui aussi aurait choisi la cathédrale d’Albi pour dissimuler son trésor.