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Berlin, 1938

Cher Jacques,

Beaucoup se sont demandé pourquoi j’avais franchi le pas qui allait me mener à rejoindre les rangs de la SS. Quand j’y réfléchis aujourd’hui, je constate que ceux qui ont condamné mon engagement dans l’Ordre Noir étaient les mêmes que ceux qui se moquaient de mes travaux.

La victoire de Hitler avait peu à peu contraint tous les Allemands qui voulaient réaliser leurs ambitions professionnelles à s’engager dans la voie du national-socialisme. Il en allait des historiens comme des médecins ou des fonctionnaires. Je décidai donc de participer à l’élan de la nouvelle Allemagne. J’ai commencé par être admis à la Ligue des écrivains allemands, et ce grâce à quelques appuis dont je disposais dans les rangs de la SA. C’était déjà un bon début, mais cela ne constituait pas, loin de là, un Ausweis pour faire mon chemin au sein de la SS !

Comme souvent dans la vie, c’est le destin qui décida de la suite des événements. Une lectrice de la Croisade contre le Graal fut enthousiasmée par mon livre au point d’en parler à Karl Maria Wiligut. J’avais déjà entendu parler de ce personnage, mais j’étais loin d’imaginer que j’allais bientôt le rencontrer. Wiligut était entré à la SS sous le pseudonyme de Weisthor et portait le grade de Standartenführer. Armé d’une grande culture et animé d’une force de travail hors du commun, il devint rapidement une des têtes pensantes de l’Ahnenerbe, l’institut créé par Himmler afin d’étudier l’héritage des ancêtres à travers des travaux aussi variés que révolutionnaires. En même temps, Wiligut apparaissait comme l’un des membres les plus excentriques de l’institut. Plus jeune, il avait créé une religion qu’il avait baptisée l’aryosophie, entièrement centrée autour d’un prophète germanique né de sa propre tradition familiale. Dix années avant de rejoindre la SS, il avait été interné dans un asile à la suite d’un collapsus mental. Ses ennemis utilisaient ce prétexte pour voir en lui un dément tandis que ses adeptes étaient convaincus que cet acharnement contre leur maître constituait la preuve éclatante du bien-fondé de ses théories. Au fil du temps, Wiligut devint le prophète d’un nouveau paganisme plongeant profondément ses racines dans les croyances germaniques les plus anciennes et le paganisme le plus pur.

J’étais arrivé à un stade dans mes recherches où je devais absolument trouver des soutiens solides pour continuer à progresser et surtout pour contrer les attaques de mes ennemis. Par ailleurs, j’étais convaincu que l’Ahnenerbe jouerait un rôle crucial dans l’évolution de la recherche historique et raciale.

Après de nombreuses démarches, un poste de subordonné me fut confié dans le département « Race et colonisation » placé sous l’autorité directe du puissant Wiligut. Quelques mois plus tard, j’entrai officiellement dans la SS. C’était la première fois que je portais l’uniforme noir à tête de mort et je dois reconnaître que j’en tirai une grande fierté. Je marchais dans les rues de Berlin et j’avais la certitude de ne plus être un anonyme condamné à « tirer le diable par la queue »{3} comme le disent les Français. J’étais conscient que ma vie prenait un nouveau départ. Jamais plus je n’aurais à me cacher derrière des histoires d’hôtel ou à travestir mes recherches sous la forme d’innocentes promenades dans la nature à la manière d’un jeune Wandervogel{4}. J’allais bientôt être en mesure de disposer du pouvoir nécessaire pour faire éclater la vérité aux yeux du monde. Et cette perspective, je la devais en grande part à mon uniforme assorti de la tête de mort.

Je savais que Herr Himmler en personne avait beaucoup apprécié mon premier livre. Le Reichführer avait été sensible aux arguments que je développais selon lesquels les Cathares étaient moins des Chrétiens que des druides convertis. Dès lors, leur lutte valeureuse et tragique renvoyait aux heures les plus lointaines du peuple germanique. Il fallait voir en Rome l’héritière de Jérusalem et prendre conscience que l’éternelle opposition des peuples de la forêt et du désert conditionne définitivement le partage du monde et des races qui le peuplent.

J’étais le seul homme au monde à connaître la suite de l’aventure des Cathares après la terrible persécution dont ils avaient fait l’objet. L’unique historien à être sur le point de retracer la piste des évadés de Montségur. Mais il me manquait encore quelques détails et surtout l’autorisation de voyager discrètement afin de poursuivre mes recherches.

Le Reichführer Himmler me confia une mission des plus délicates. Je fus chargé de me rendre en Suisse pour retrouver ses ancêtres afin d’établir son arbre généalogique au-delà de 1750. Les lois généalogiques imposées par la SS étaient très strictes. Elles constituaient même une clé de voûte du programme de purification raciale qu’avait entamé le Reich. Certains des ennemis de notre chef étaient prêts à tout pour mettre en doute son aryanité, allant même jusqu’à l’accuser de posséder du sang juif dans les veines. Il s’agissait de combattre ces odieuses calomnies. Je menai dès lors une mission discrète en Suisse d’où les ancêtres du Reichführer étaient originaires et j’obtins sans trop de problèmes les renseignements recherchés. Himmler était particulièrement satisfait de mon succès et il s’en montra reconnaissant. Ma réputation au sein de l’Ahnenerbe était excellente à cette période.

J’étais convaincu que notre chef était prêt à entendre le détail de mes découvertes, mais je craignais qu’il ne fût trop bouleversant pour le reste de la hiérarchie nazie. Je m’étais même laissé dire que Hitler lui-même n’osait pas attaquer de front le pouvoir et les vérités établies de l’Église. Je devais être prudent pour ne pas courir le risque d’être condamné au silence et de voir réduits à néant tous mes efforts. Au fil des semaines, je sentais que Wiligut avait tendance à mettre en doute mes découvertes et parfois même à contester le bien-fondé de mes travaux. En quelques mois, j’avais compris que celui que je tenais pour un allié pouvait se muer en mon plus implacable ennemi.

Je devais m’armer de patience et avancer mes pions sur un échiquier truffé de pièges. Sans arrogance, je puis te dire que je savais dès ce moment-là que je posséderais bientôt l’arme absolue qui me permettrait de supplanter Wiligut et tous les autres. Mais je n’imaginais pas encore à quel point l’accomplissement de mon projet allait être semé d’embûches.

Ton dévoué,

Otto Rahn