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Le Bihan avait longtemps erré dans les rues d’Ussat sans trouver la moindre trace de Mireille. Les questions qu’il avait posées aux habitants ne l’avaient pas plus avancé. Non seulement personne ne l’avait vue, mais surtout, nul ne semblait se préoccuper de ce qui avait pu lui arriver. Un moment, il songea même à retourner à l’hôtel de la Source, mais l’idée d’affronter l’inflexible Madame Lebrun le découragea. Il en revenait toujours au même constat : Mireille avait disparu et Philippa était en danger. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne doutait pas que les deux femmes ne faisaient qu’une personne et que c’était bien Mireille qui était en danger.

Il pensa à Otto Rahn et la manière dont il avait été accueilli dans la commune. L’historien ne nourrissait aucune sympathie pour le nazi chasseur de Cathares, mais il comprenait mieux pourquoi il était si difficile de mener une pareille quête dans la région. C’était un peu comme si les habitants avaient peur de réveiller les vieux esprits qui dormaient ici depuis la nuit des siècles. Tous les témoins qui l’ont bien connu ou seulement approché ont présenté Rahn comme un homme extraverti, ayant une haute idée de lui-même et de sa mission. Les historiens l’ont décrit comme un illuminé poursuivant des chimères sur la base d’anciennes légendes germaniques et de traditions ésotériques. Le Bihan était convaincu qu’il avait dû souvent se sentir seul. Étrangement, il se demandait de plus en plus si l’homme de l’Ahnenerbe était aussi illuminé qu’on avait bien voulu le dire.

« L’Ordre Noir, la SS, ils se cachent. Ils ne sont jamais partis. »

L’historien finit par s’avouer bredouille et alla reprendre sa voiture en pensant à ce que Betty lui avait appris. Il devait absolument mettre la main sur le document pour savoir ce que Rahn avait découvert. Il se dit aussi qu’il devait retourner à Montségur, la forteresse vers laquelle paraissaient converger tous les éléments de cette étrange histoire. Il gara la 2CV dans le petit parking de l’hôtel des Albigeois et gagna la réception qui était déserte à cette heure déjà tardive. Il était vingt-deux heures trente et c’était le moment où Chenal et son équipe terminaient d’ordinaire le service en salle. Il n’y avait pas grand monde à l’hôtel, mais le restaurant bénéficiait de sa bonne réputation dans le département et il lui arrivait souvent d’afficher complet. Le Bihan prit sa clé dans le petit casier de bois et constata que deux morceaux de papier y avaient été glissés. Son coeur s’emballa. Il espérait que Mireille ou Philippa avaient réussi à rétablir le contact. Mais il déchanta rapidement.

Le premier papier portait le nom de Joyeux. Il n’avait laissé aucun message, mais le simple fait qu’il ait appelé l’hôtel prouvait qu’il s’inquiétait. Demain, cela ferait deux semaines qu’il n’était pas retourné au collège. Les cours d’histoire, Rouen, la belle Édith, les conflits avec le proviseur... Comme tout cela lui paraissait loin ! C’est étrange, il ne savait toujours pas ce qu’il faisait dans cette région, mais chaque jour qu’il y passait l’ancrait un petit peu plus dans cette terre. En l’espace de quelques jours, il s’était non seulement trouvé une quête, mais aussi, une famille qu’il croyait perdue, une romance qu’il pensait impossible et un sentiment de danger qui ne lui déplaisait pas.

À propos de famille, le deuxième message était signé Maurice. Pierre était satisfait. Il était bien déterminé à ne pas être le premier à rétablir le contact entre eux. Tant pis si son comportement pouvait apparaître puéril, il avait en cela de bonnes excuses ! Profitant du fait qu’il était seul, Le Bihan saisit le combiné. Pour une fois, ses conversations ne constitueraient pas la principale attraction de l’hôtel. Entre les clients de passage et la femme du patron, il n’était pas simple de garantir un minimum de confidentialité à ses échanges !

— Allô ? Joyeux ?

— Pierre ! s’exclama son ami. Enfin ! Je commençais à m’inquiéter. Tu vas bien ? Tu rentres quand ?

— Excuse-moi de ne pas t’avoir donné de nouvelles, poursuivit Le Bihan sans lui répondre. Il se passe de drôles de choses ici. Mais je ne peux pas te raconter tout cela par téléphone.

— Quoi ? s’écria Michel. Tu es toujours là-bas ? Au cas où tu l’aurais oublié, tu te rappelles que tu as un boulot ici ? Le proviseur est à deux doigts de saisir l’inspection d’académie. J’ai réussi à le calmer, mais je ne pourrai pas continuer longtemps à contenir le fauve !

— Tant pis.

— Tant pis ! Mais je rêve ! Écoute-moi, tu vas rentrer ici et si tu refuses, c’est moi qui viendrai te chercher. Et par la peau du cou s’il le faut !

— Calme-toi, répondit Le Bihan. Tu n’as qu’à dire que j’ai un problème de santé et que le médecin m’a conseillé l’air du Sud-Ouest.

— La belle affaire ! s’étrangla son collègue. Le chef a menacé de faire appel à un remplaçant dès la semaine prochaine. Dans ton intérêt, il serait grand temps que tu rentres !

— Je rentrerai, mais c’est encore trop tôt. Je dois finir un travail.

— Si tu fais tout cela pour une fille, laisse-moi te dire que tu as perdu la tête ! Aucune pépé ne vaut la peine qu’on se fiche dans le pétrin ! Allez, sans blague, tu remontes quand ?

— Je te le ferai savoir, répondit-il, très bientôt, tu verras. Il y a quelqu’un ! Je dois raccrocher ! À bientôt !

La voix de Joyeux eut juste le temps de s’étrangler dans le cornet du téléphone tandis que Pierre interrompait la communication. Il n’y avait toujours personne dans la réception, mais, une fois de plus, il ne savait pas comment justifier son comportement qu’il était le premier à trouver étrange. Il composa rapidement le numéro de son père. Trois sonneries retentirent avant qu’il ne décroche.

— Allô ?

— Allô...

Pierre hésita un moment. Il avait failli dire papa, mais il se contenta de répondre par un « c’est moi » beaucoup plus neutre.

— Ah ! Pierre ! poursuivit son père. Merci de me rappeler. Je voulais te parler. J’ai des choses euh... importantes à te dire.

— Je t’écoute.

— Je voulais te mettre en garde. Je n’ai pas que des amis dans la région et, comment dire... je ne voudrais pas que tu te méprennes à mon sujet.

— Explique-toi.

— Voyons-nous demain et je t’expliquerai, répondit-il sur un ton que Pierre assimila à de la sincérité. Je pourrai peut-être t’aider dans tes recherches.

— Je comptais retourner sur le pog de Montségur demain.

— Parfait. Voyons-nous là, à l’abri des regards. Je serai à la forteresse vers dix heures. C’est bon pour toi ?

— D’accord !

Le Bihan raccrocha et monta dans sa chambre. Il enleva sa veste et la jeta sur la chaise en faisant tomber une petite pièce de métal. Intrigué, il regarda l’objet qui, baigné par un rayon de lune passant à travers la fenêtre, brillait à terre. Le Bihan comprit tout de suite de quoi il s’agissait : une tête de mort ! L’emblème de la SS qui jonchait le sol lui jetait un sourire narquois. Pire, il riait. Pierre se ramassa et l’examina. Il s’interrogea : qui avait pu le glisser dans sa poche ? S’agissait-il d’un défi ? Ou d’un avertissement ? Comment le savoir ?

Cette journée l’avait fatigué. Il était décidé à jouer franc-jeu avec son père le lendemain. Fuir et réapparaître, quinze ans plus tard, c’était trop simple et définitivement inacceptable. On n’efface pas ses erreurs d’un simple revers de manche. Le Bihan se planta devant le miroir au-dessus du lavabo pour regarder de quoi il avait l’air et trouva qu’il avait mauvaise mine. Il allait commencer à se brosser les dents quand trois petits coups résonnèrent sur la porte :

— Oui ? demanda Le Bihan.

— C’est Chenal, répondit la voix. Je vous dérange ?

Le Bihan remit sa brosse à dents dans le verre à eau et alla lui ouvrir.

— Non, pas du tout ! répondit-il. Je suis un peu fatigué et je me préparais à aller dormir !

— Vous faites bien ! C’est fatigant de se promener comme ça du matin au soir dans la région ! Mais alors, peut-être devrais-je vous laisser reprendre des forces ; je suis désolé de vous avoir dérangé.

— Pas du tout ! s’exclama Le Bihan finalement trop content de se changer un peu les idées. Que me vaut le plaisir de votre visite ?

— C’est que... hésita Chenal. Je ne sais pas trop par quel bout commencer. Vous savez, c’est un petit pays et les gens se parlent. Mais vous m’êtes sympathique et...

— Mais de quoi diable voulez-vous parler ? Allez-y, dites clairement ce que vous avez à me dire !

— J’ai un ami qui est hôtelier à Mirepoix, le père Cavaillac. Peut-être l’avez-vous déjà vu ici, un petit chauve, toujours souriant ! Bref, il m’a dit que vous aviez été à Mirepoix récemment et que...

— Et que quoi ? trancha Le Bihan subitement méfiant. Il existe une loi qui interdit d’aller à Mirepoix ?

— Non ! Bien évidemment que non ! Mais il m’a dit que vous étiez avec le beau Maurice.

— Le beau Maurice ?

— Oh, je ne sais pas sous quel nom vous le connaissez, mais nous, on l’appelle comme ça. Voilà, ce que je voulais vous dire, c’était de vous méfier si c’était bien de lui qu’il s’agissait.

— Mais, pour quelle raison ?

— Maurice n’a pas bonne réputation dans la région. On pensait d’ailleurs qu’il n’oserait plus pointer à nouveau le bout de son nez ! Il a trempé dans pas mal d’affaires louches pendant la guerre, du trafic d’oeuvres d’art et des combines pas très nettes pour voler leurs biens aux juifs en l’échange de faux sauf-conduits.

— Qu... Quoi ? répondit Le Bihan qui n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous savez, ils sont nombreux à avoir profité de cette période pour se faire de l’argent facile.

Pierre se sentit pris d’une sensation de vertige. Ce père qu’il croyait perdu à jamais et auquel il était prêt à donner une nouvelle chance. Quel genre d’homme pouvait-il être ? Il savait qu’il était lâche et menteur. Mais de là à en faire un monstre profitant de la détresse des autres pour s’enrichir... Un flot de dégoût s’emparait de lui. Chenal vit à quel point son client se sentait mal.

— Monsieur Le Bihan. Je suis désolé de vous avoir raconté tout cela ! Je ne savais pas que vous étiez aussi proche. Je... Je peux vous servir quelque chose ? Un petit armagnac ? Une fine ?

— Non, répondit Le Bihan d’une voix sourde. C’est gentil. Je crois que j’ai surtout besoin de sommeil.

Chenal était encore embarrassé lorsqu’il quitta la chambre de Le Bihan. Le jeune homme était assis sur son lit. Il se tenait la tête entre les mains.