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Berlin, 1938

Cher Jacques,

Jour après jour, les gens d’Ussat ont tout fait pour m’abattre. Ils ont même pensé qu’ils y étaient finalement parvenus. Personne n’a jamais cru à ma volonté de m’établir en qualité d’hôtelier respectable dans la région.

Ils ont refusé de me croire lorsque je leur ai appris que des artistes aussi célèbres que Joséphine Baker et la grande Marlène Dietrich étaient descendues aux Marronniers. Ils me reprochaient de n’avoir rien dit lors de leur séjour dans mon hôtel. Ne pouvaient-ils pas comprendre que de telles vedettes souhaitaient avant tout être assurées de leur tranquillité et que je voulais éviter de me faire de la publicité à leurs dépens ? D’autres se sont étonnés qu’un Allemand puisse accueillir dans son établissement Joséphine Baker, une négresse. Ils avaient oublié que j’employais moi-même un nègre au bar de mon établissement. Mais rien n’y faisait. Quoi que je dise ou que je fasse, pour toute la région, j’étais devenu un menteur, un escroc ou, pire encore, un espion. Dans le seul but de me nuire, on a mis en cause la qualité du service, la fraîcheur de notre cuisine et surtout mon honnêteté. Confronté aux attaques et aux mesquineries, je pris le parti de ne pas leur répondre. Mais parfois, il était difficile de rester debout dans la tempête.

À la même époque, les calomnies les plus odieuses commencèrent à courir sur mon compte. Des villageois m’accusaient de mener une relation avec Betty. D’autres poussaient l’audace jusqu’à voir en moi un espion à la solde de l’Allemagne, mais le comble de l’ignominie fut atteint lorsque le président du syndicat d’initiative de Tarascon-sur-Ariège propagea une rumeur qui me fit beaucoup de tort. Il cria sur tous les toits qu’il m’avait surpris, plongé dans l’obscurité de la caverne de Lombrives, occupé à dessiner des figures sur les parois. Selon lui, je traçais des motifs d’inspiration cathare dans le seul but d’étayer mes thèses et de prouver que les supposés hérétiques s’étaient réfugiés dans les grottes au treizième siècle. Autant de malhonnêteté intellectuelle ne peut que faire honte à celui qui s’en nourrit. Mais cette nouvelle attaque était une preuve supplémentaire que mes recherches gênaient de plus en plus de monde dans la région.

Je résistai aussi longtemps que je le pus, mais la faillite des Marronniers fut prononcée au début du mois d’octobre 1932 par le tribunal de Foix. Mes ennemis se réjouissaient de me voir à terre, criblé de dettes et menacé d’incarcération. Mais il en fallait plus pour m’achever, moi qui avais placé toute ma vie sous le signe d’une quête universelle. J’étais optimiste parce que je savais que ma revanche était à portée de main. En 1933 parut mon ouvrage Kreuzung gegen den Graal. Le succès fut immédiat, tant sur le plan critique que pour l’accueil du public. J’avais conscience que ma quête était de nature à révolutionner l’Histoire officielle, non seulement des Cathares, mais de toute la religion chrétienne. J’étais pourtant loin dans mon premier livre d’avoir révélé tout ce que j’avais découvert. De la même manière, je m’étais gardé de dévoiler à mon ami Gadal – avec lequel je poursuivais une relation régulière et amicale – les derniers résultats de mes recherches.

Alors que tous s’imaginaient que je me battais pour sauver l’hôtel, mon esprit était occupé par d’autres priorités. Mes expéditions nocturnes dans les grottes m’avaient permis de retrouver, non sans émotion, la trace des quatre Bons Hommes qui avaient réussi à échapper à l’effroyable massacre de Montségur. Mais il restait à découvrir où ils s’étaient rendus après s’être fait oublier par leurs poursuivants.

Tu seras le seul à connaître la terrible vérité à laquelle m’ont mené mes recherches. Mais sois prudent, car à partir du moment où tu posséderas ce secret et que tu le porteras à la connaissance des lecteurs, tu seras, toi aussi, en danger.

Ton dévoué,

Otto Rahn