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Philippa ouvrit le premier tiroir de la commode de sa chambre. Elle en sortit du linge de corps, parut hésiter un instant en regardant une chemise de nuit qu’elle finit par plier et ranger dans la valise qu’elle avait posée sur son lit. Elle passa ensuite au salon où elle ramassa quelques papiers qu’elle alla jeter dans la cheminée. Elle prit une allumette et la craqua. Sur la petite table du salon était posé un cadre avec une photo d’un couple et d’une petite fille. Philippa songea d’abord à la jeter dans les flammes avant d’aller la mettre dans une poche intérieure de la valise. Elle réfléchit un instant afin de s’assurer qu’elle n’avait rien oublié. Bien sûr, il y avait mille autres choses qu’elle aurait aimé emporter avec elle, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas s’encombrer. Il fallait surtout qu’elle fasse vite. Elle était sur le point de fermer sa valise lorsqu’elle vit une petite carte de visite posée sur la tablette de la cheminée : l’hôtel des Albigeois. Elle en aurait peut-être besoin. Elle la mit dans la poche de son chemisier. Puis elle prit son sac à main qui était déjà plein à craquer avec ses papiers, ses économies et une carte routière de la France.

À présent qu’elle avait trouvé le courage nécessaire, elle était sûre qu’elle pourrait réussir. Elle songea à Bertrand qui avait refusé de la suivre. Serait-elle donc la seule à oser quitter cet enfer ? Elle ne voulait pas y penser. En tout cas, pas pour le moment. Elle ferma sa valise non sans difficulté, car elle avait voulu emporter trop de choses. Elle jeta un dernier regard sur sa chambre comme on salue un vieil ami que l’on ne reverra plus, et puis s’engagea rapidement dans le couloir. Elle entendit alors une clé qui tournait dans la serrure. Philippa n’eut pas le temps de réfléchir à ce qui se passait. Elle voulut faire demi-tour, aller se cacher dans la chambre, mais il était déjà trop tard. La porte s’ouvrit et elle se trouva face au Bon Homme. Il était habillé en civil, mais portait l’insigne de l’Ordre au revers de son veston.

— Alors Bonne Femme, lui dit-il sur un ton de reproche. On veut nous quitter ? Quelle ingratitude après tout ce que nous avons fait pour toi !

— Laissez-moi, répondit-elle d’une voix étranglée par la peur. Je ne dirai rien. Je vous laisserai tranquille. Je le jure ! Je veux seulement partir, m’éloigner de la région.

Le Bon Homme fit une moue réprobatrice en la regardant comme un père qui surprend son enfant en flagrant délit de mensonge.

— Tsss... Tsss... Philippa, tu sais aussi bien que moi qu’il ne suffit pas de fuir pour échapper à son passé. Remarque, ton attitude ne nous surprend pas ; tu as toujours été la plus indisciplinée parmi nos frères et nos soeurs. Nous t’avons chaque fois repêchée parce que nous avions foi en ton âme. Cela me coûte de devoir te le dire, mais aujourd’hui, j’en suis venu à douter de ta volonté à vouloir élever ton âme et honorer l’Ordre.

À mesure qu’il parlait, le Bon Homme se rapprochait de Philippa. Celle-ci avait laissé sa valise tomber à terre et reculait, pas après pas, dans le couloir. Mais elle se savait prise au piège, elle finirait bientôt dos au mur. Le Parfait poursuivait son sermon, toujours sur le même ton réprobateur.

— Je suis heureux qu’un Bon Homme sensé nous ait éclairés sur tes mauvaises pensées.

Philippa ressentit cette affirmation comme un coup porté à l’estomac. Bertrand l’avait trahie. Elle avait voulu le sauver et il l’avait donnée !

— Tu connais pourtant notre règle, poursuivit le Bon Homme. Nous l’avons héritée de la guerre. Pour toute défection d’un de nos frères, nous en sacrifions cinq. Tu as raison, il est cruel de faire payer cinq innocents pour un mouton noir, mais de cette manière, nous lui faisons porter le poids de la culpabilité. Et nous évitons tout acte d’insubordination.

Philippa commença à trembler. De désespoir et de peur mêlés. Elle sentait les larmes lui venir aux yeux, mais elle luttait pour les refouler. Elle ne voulait pas lui donner ce plaisir et surtout elle refusait encore de s’avouer vaincue.

— Mais dame Philippa se soucie peu des autres, ajouta le Bon Homme sur le même ton de reproche. Dame Philippa ne pense qu’à elle et peu importe si ses anciens compères doivent payer de leur vie le prix de son égoïsme.

— Non ! s’écria-t-elle. Je ne leur voulais pas de mal. Laissez-les !

Le Bon Homme regarda alors la valise en hochant la tête de droite à gauche pour constater le gâchis.

— Et où espérais-tu aller, ma pauvre Philippa ? lui demanda-t-il. Quelque part dans cette France qui n’est plus la tienne ? Pauvre naïve que tu es ! J’avoue que parfois ta candeur me surprend.

Cette fois, Philippa ne réussit pas à contenir ses larmes. Elle était à présent contre le mur et se laissa lentement glisser sur le sol, à côté de sa valise en sanglotant.

— De grâce ! lui dit-elle d’une voix mêlée de larmes. Laissez-moi partir ! Je veux seulement être libre !

— Pauvre idiote ! haussa-t-il la voix. Et tu penses pouvoir être libre dans cette France qui te traque ! Tu as oublié que ton père a été fusillé après la Libération pour intelligence avec l’ennemi ? Tu as oublié que ta chère mère a préféré se suicider plutôt que de connaître la honte d’être tondue ? Forcément, elle était plus fière lorsqu’il s’agissait d’aller danser avec les officiers allemands à l’ambassade du Reich. Et toi, ma pauvre Philippa, et toi...

— Arrêtez ! sanglotait-elle. Taisez-vous !

— Et toi ? Tu ne t’es pas contentée de faire de brillantes études scientifiques. Non, tu as poussé le souci de fidélité aux valeurs du national-socialisme jusqu’à rédiger une thèse sur les facteurs raciaux objectifs déterminant le caractère nuisible de la race juive. On raconte que ton travail a été lu et apprécié jusque dans les plus hautes sphères à Berlin. Tu te rends compte, si la guerre n’avait pas mal tourné, peut-être même aurais-tu été reçue par le Führer en personne. Cela aurait constitué une véritable consécration, je me trompe, dame Philippa ?

La jeune femme tenait sa tête entre les mains. Elle chercha à se boucher les oreilles, mais rien n’y faisait ; les paroles du Parfait résonnaient dans sa tête comme un prêche dans le choeur d’une cathédrale.

— Je me suis trompée, murmura-t-elle. Je l’ai déjà expliqué. J’ai voulu éblouir mon père que j’admirais. Je n’ai fait que suivre le mouvement.

Le Bon Homme se rapprocha d’elle, il posa la main sur son épaule dans un geste compatissant.

— Pauvre Philippa, lui dit-il, comme je te comprends. Mais les maîtres d’aujourd’hui sont sans pitié pour ceux d’hier. Et c’est pour cette raison que tu n’as pas le choix : tu dois nous suivre. Tu as trouvé dans l’Ordre non seulement une raison de vivre et d’espérer, mais aussi l’espoir d’une purification.

Ensuite, tout alla très vite. Philippa décocha un coup violent dans les parties génitales du Bon Homme. Elle s’empara de sa valise et lui flanqua un grand coup sur la tête qui le laissa complètement sonné. Elle courut dans le couloir, ouvrit la porte avant de la refermer derrière elle à double tour. Elle s’engagea ensuite dans les escaliers qu’elle dévala et se retrouva dans la rue.