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Quelqu’un avait fouillé dans ses affaires. Le Bihan en était convaincu parce qu’il connaissait parfaitement son désordre au point de se souvenir de la position d’une feuille ou de la page où il avait laissé un livre ouvert. Ces détails le perturbaient beaucoup parce que si l’idée, louable au demeurant, avait été de ranger son bazar, la femme de chambre aurait probablement constitué de belles piles qu’elle aurait ensuite disposées de manière symétrique de part et d’autre du centre de la table. Mais le visiteur curieux n’avait pas agi de la sorte ; il s’était contenté de fouiller et de ne pas remettre les documents dans l’ordre où il les avait trouvés. Il avait commis l’erreur d’ajouter son désordre au sien. Ce soir-là, Le Bihan ne descendit pas dîner. Il n’avait pas envie de voir Chenal. Dans son esprit, il apparaissait de plus en plus évident que l’hôtelier était, à certains moments, trop loquace et, à d’autres, trop taiseux pour ne pas avoir quelque chose à cacher. Pour un homme qui connaissait aussi bien la région, son silence au sujet de l’abbaye de Fontchaude lui semblait de plus en plus suspect.

Le lendemain, alors qu’il descendait l’escalier qui menait à la réception, Le Bihan croisa Chenal. Comme toujours, la patronne était plongée dans ses comptes. C’était à se demander quels chiffres elle pouvait bien trouver à aligner de la sorte, du matin au soir, et si elle ne continuait pas à calculer pendant son sommeil. Malgré l’heure matinale, Chenal était déjà sorti pour aller faire son marché. Il venait d’entrer dans l’hôtel, les bras chargés de légumes et de pain.

— Alors le travailleur, s’exclama-t-il sur un ton badin. On a boudé ma fricassée hier soir ? Tu ne sais pas ce que tu as manqué.

— J’étais plongé dans mon travail, répondit Le Bihan sur un ton qui se voulait neutre. Je n’ai pas vu l’heure passer.

— Eh là, tu t’en vas sans prendre ton petit déjeuner ? poursuivit Chenal en déposant ses courses à terre. Viens au moins profiter de la confiture de pêches de ma femme et du bon pain du père Albert. Tu m’en diras des nouvelles, il est encore chaud, il sort du four !

L’insistance amicale de Chenal devenait suspecte aux yeux de Le Bihan. Il répondit de manière un peu sèche :

— Non. J’ai à faire, il faut que j’y aille tout de suite.

Chenal sentit qu’il ne servait à rien d’insister. Il ne se départit pour autant pas de sa bonne humeur.

— Alors je te laisse. Mais attention, je compte sur toi pour la ratatouille de ce soir. C’est une expérience qu’il faut vivre au moins une fois dans sa vie si l’on ne veut pas mourir idiot !

Le Bihan se força à sourire et fut soulagé de quitter l’hôtel des Albigeois. Décidément, Chenal lui apparaissait désormais beaucoup trop sympathique pour être honnête.

Il était encore tôt quand sa voiture arriva sur la place principale de Mirepoix. Le manque d’animation ne faisait que renforcer l’allure médiévale du coeur de la petite cité. En détaillant les têtes de bois sculptées en façade de la Maison des Consuls, Le Bihan eut l’impression de faire un bond dans le temps. La librairie des Chevaliers se trouvait à côté de la célèbre maison. Un homme aux cheveux noirs sortait un panneau en fer forgé vantant le choix du magasin en romans, livres scolaires, guides du voyageur et revues illustrées. Le Bihan profita de l’opportunité pour l’aborder.

— Bertrand ?

— Oui, répondit le garçon en fronçant les sourcils avec étonnement. On se connaît ?

Le Bihan sourit pour le détendre et poursuivit :

— Non. En fait, je suis un ami de Philippa. Elle m’a dit que je pourrais vous poser quelques questions.

Le dénommé Bertrand aurait fait un piètre comédien. Il blêmit littéralement à la seule évocation du nom de Philippa.

— Je... bredouilla-t-il, je ne connais pas de Philippa. Vous devez faire erreur.

— Bertrand, je sais que vous la connaissez bien, insista Le Bihan. Je ne veux pas vous importuner, juste vous poser une ou deux questions.

Derrière la vitrine, apparut alors une tête à la moue inquisitrice. Cette tête prolongeait le corps imposant d’une femme qui devait être la patronne de la librairie.

— Bertrand, cria-t-elle, ne traîne pas ! Tu dois finir le rangement du stock avant que les clients n’arrivent.

Bertrand était trop content de saisir cette occasion pour se libérer. Il voulut rentrer, mais Le Bihan le retint en lui agrippant le bras.

— Bertrand, ajouta-t-il à voix basse, mais déterminée. Il y a eu un crime et la police serait très intéressée d’apprendre que la victime était en contact régulier avec un dénommé Bertrand qui travaille dans une librairie de Mirepoix.

Le jeune homme lui jeta un regard apeuré. Il dit rapidement :

— Je prends ma pause à une heure. Je possède les clés de la cathédrale Saint-Maurice, de l’autre côté de la place. Vous n’avez qu’à m’y rejoindre. Je vous dirai ce que je pourrai vous dire.

— Bertrand ! vociféra la libraire cerbère. Tu as fini de jacasser ? Viens ranger !

Le Bihan laissa l’infortuné Bertrand se précipiter entre les griffes de sa tortionnaire. Il regarda la place de la petite cité, bordée de couverts et se dit qu’il prendrait bien son petit déjeuner sur une terrasse, histoire de changer les habitudes. Ce serait l’occasion de méditer sur cette ville où s’étaient établis jadis de nombreux Cathares et parmi eux le seigneur des lieux, Pierre-Roger de Mirepoix. Une fois encore, l’historien voulut se mettre dans la peau de Rahn. Quand était-il venu ici ? Qui avait-il rencontré ? Que venait-il y chercher ? L’homme était extraverti au point de passer quelquefois pour un fanfaron. En même temps, il pouvait se montrer très méfiant et cacher à ses meilleurs amis le sens profond de ses recherches. À force de penser à lui et de marcher sur ses traces, Le Bihan finissait par le comprendre sans l’absoudre pour autant. Il anticipait ses réactions et les confrontait aux siennes. Dans ce cas précis, il se demanda comment il se serait comporté.

Quand la cloche de la cathédrale construite en grès du pays sonna la première heure de l’après-midi, Le Bihan poussait la vieille porte de bois. Comme convenu, celle-ci était ouverte. L’historien pénétra dans l’édifice qui paraissait totalement désert. La nef était flanquée de chapelles engagées dans les contreforts fidèles à la tradition du gothique du Midi. L’édifice étonnait surtout par sa largeur, étonnante pour une petite cité de moins de cinq mille habitants. Le Bihan s’avança vers le choeur polygonal flanqué de ses chapelles rayonnantes qui multipliaient les possibilités de cachettes pour un tel rendez-vous. Mais l’historien avait beau chercher Bertrand, il ne voyait personne. L’église semblait totalement vide.

— Bertrand ? dit Le Bihan d’une petite voix qui se prolongea par un léger écho.

Comme il n’obtenait pas de réponse, il lança cette fois un nouveau « Bertrand », plus sonore, mais celui-ci ne reçut pas davantage de réponses, hormis la résonance de sa voix qui se perdait sous les voûtes de l’édifice.

Soudain, il entendit un craquement. Ce n’était qu’un petit bruit, mais dans le silence de l’édifice, il en acquérait une dimension spectaculaire. Il provenait du confessionnal placé contre le mur de la nef. Le Bihan se dit que Bertrand devait être légèrement dérangé à moins de posséder un sacré sens de la mise en scène pour songer à livrer ses confessions dans les règles de l’art. Il s’approcha du petit isoloir de bois et distingua deux pieds qui dépassaient du tissu noir destiné à préserver le secret de la confession. À cet instant, une voix s’échappa du confessionnal. Elle ne parlait pas, elle chantait :

On y brûle maint hérétique félon de sale race,
Et mainte folle hérétique, qui braille dans le feu...
Puis on jette leurs corps, on les met dans la fange
Pour que toute cette ordure ne fasse puanteur
À notre gent étrangère

— Vous entendez, Bon Homme, poursuivit la voix quand elle eut fini de chanter, ce que chantaient les croisés lorsqu’ils exterminaient les Cathares ?

La question de Le Bihan manqua cruellement d’originalité.

— Qui êtes-vous ?

— Un Cathare revenu sur cette terre pour venger ses frères.

L’homme vêtu d’une cape blanche bondit du confessionnal comme un diable de sa boîte. Son visage était recouvert d’une cagoule. Le Bihan remarqua tout de suite qu’il portait le fameux blason brodé de la double rune et de la croix cathare.

— Aujourd’hui, poursuivit l’étrange personnage, le temps de la revanche est venu. Ce sont les Bons Hommes qui vont exterminer leurs ennemis !

L’étrange personnage brandit un revolver qu’il braqua sur Le Bihan. L’historien se dit qu’il avait été bien bête pour se jeter de la sorte dans la gueule du loup. L’homme déguisé ajouta sur un ton qui trahissait sa satisfaction :

— Il ne te reste plus qu’à t’en remettre à Dieu ou au Diable avant l’exécution de ton châtiment.

L’homme pointa son arme sur Le Bihan qui n’avait plus d’autre choix que d’attendre la mort dans cette église qu’il ne connaissait pas il y a quelques minutes encore. Le doigt commença à exercer une légère pression sur la gâchette, puis le coup partit.

Le Bihan se jeta à terre. Se pouvait-il que... ? Il n’était pas touché ! Il porta alors un regard sur son bourreau. Il était aux prises avec un homme qui tenait son cou fermement bloqué avec son bras. Le Bihan n’en crut pas ses yeux : c’était Chenal ! L’historien se leva pour venir à son aide, mais le tireur avait déjà réussi à se dégager de l’étreinte de l’hôtelier. Il pointa à nouveau son revolver vers Le Bihan et puis courut vers la sortie de la nef. Au moment où Chenal bondit vers lui, un nouveau coup de feu retentit.

Chenal fit une grimace de douleur et porta sa main à son bras. Le Cathare costumé en profita pour s’éclipser et quitter la cathédrale. Le Bihan le suivit et courut au-dehors, mais il n’y avait déjà plus la moindre trace du tireur, ni devant l’édifice, ni sur la place de la cité. Le Bihan retourna dans la nef. Chenal était assis à terre, il tenait son bras.

— Ça va aller ? demanda Le Bihan. Montre-moi ta blessure !

— Ce n’est rien, répondit Chenal en faisant une grimace de douleur. Cela saigne pas mal, mais il ne s’agit que d’une éraflure. Je suis solide, taillé dans le roc du Languedoc, il en faut plus pour m’abattre !

Le Bihan ôta sa chemise et la déchira pour lui faire un pansement. Tandis qu’il compressait la plaie pour contenir le sang, il voulut en savoir plus.

— Mais... que faisais-tu ici ? Tu me suivais ?

— Non... enfin, un peu quand même. En fait, je me rends à Mirepoix toutes les semaines pour m’approvisionner en fromage. Ce matin, ton comportement m’a paru étrange. J’ai vu dans ta chambre que tu avais laissé la carte du département et que tu avais entouré Mirepoix. Je me suis dit que je t’y trouverais peut-être et que je pourrais te demander ce qui clochait.

— Tu fouilles dans mes affaires ?

— Fouiller ? s’étonna-t-il en comprenant subitement la raison de la méfiance de Le Bihan. Pas du tout ! Je suis bien venu dans ta chambre, mais je voulais seulement récupérer un livre sur Montségur que tu avais pris dans la bibliothèque. Un client me le réclamait pour organiser une randonnée. Mais je n’ai pas réussi à mettre la main dessus. Je dois reconnaître qu’avec ton fourbi, ce n’est pas facile. Pardonne-moi, j’aurais dû te demander avant !

Le Bihan ressentait une terrible impression de gêne. Il regarda l’hôtelier droit dans les yeux et s’excusa à son tour.

— C’est moi qui ai honte d’avoir douté de toi ! Toute cette histoire est tellement compliquée. Parfois, je me demande où j’en suis !

L’historien regarda la porte et continua à parler sans que Chenal sache très bien s’il lui parlait encore ou s’il s’adressait à lui-même.

— Ce Cathare de carnaval et puis Bertrand... Bertrand ? Il faut que j’aille à la librairie !

— Bertrand ? demanda Chenal. Tu veux parler du Bertrand de la librairie des Chevaliers ? Tu le connais ?

— C’est lui qui m’avait donné rendez-vous ici.

Chenal se releva et grimaça à nouveau. Sa blessure lui provoquait de terribles élancements dans le bras jusqu’à l’épaule.

— Il n’a pas bonne réputation dans le pays, ajouta Chenal. On lui reproche un faux pas. Une grosse erreur.

— Précise.

— Vers la fin de la guerre, alors qu’il était encore très jeune, il a fait un passage dans la Milice. On raconte qu’il a balancé quelques résistants du coin, mais rien n’a jamais pu être prouvé.

Une fois encore, le souvenir de la guerre lui revenait en pleine figure. Le Bihan continua à réfléchir. Il interrogea alors Chenal.

— Et tu crois qu’il a joué les faux Cathares pour se débarrasser de moi ?

— Bah, pour être honnête, je ne le connais pas bien. Je suis allé acheter un jour un livre pour l’anniversaire de ma femme dans cette librairie et j’ai trouvé la propriétaire tellement effrayante que je n’y suis jamais retourné.

— Bon. Allons à la voiture, je crois qu’une visite chez le médecin s’impose.

— Inutile ! J’ai tout ce qu’il faut à l’hôtel, s’exclama Chenal. Ce n’est pas la première fois que je me blesse en découpant un gigot.

Avant de partir, Le Bihan se dit qu’il ne risquait rien en allant interroger la fameuse libraire. Cela ne fut même pas nécessaire. Quand il entra dans la boutique, celle-ci vitupérait avec un client cet incapable de Bertrand qui n’était toujours pas rentré de son heure de déjeuner. Elle jugea qu’elle était trop bonne et que désormais, il mangerait tous les midis à la boutique. Et d’ailleurs, ce fainéant n’avait qu’à bien se tenir, car un sérieux savon l’attendait à son retour ! Le Bihan sortit discrètement du magasin en se disant que Bertrand n’était pas prêt de revenir pointer le bout du nez dans le coin !