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Pour étudier les quatre documents, Le Bihan avait choisi la bibliothèque de Foix. Un vieux réflexe de prof, se dit-il. Il plane dans les temples des livres un parfum subtil qui stimule la réflexion et oriente favorablement l’esprit. L’historien a toujours estimé qu’il existait un petit ange qui veillait là, quelques centimètres au-dessus de la tête des étudiants, lorsqu’ils travaillaient dans les travées des bibliothèques. Autrement, comment expliquer qu’ils finissent toujours par dénicher le bouquin qui répond à leurs questions ? Le Bihan souhaita que l’ange qui le suivait depuis le collège ne se soit pas fait la malle. Il s’assit à une table isolée dans le fond de la salle de lecture et sortit de son calepin les quatre morceaux de parchemin. Il les accola les uns aux autres en prenant soin de faire précisément coïncider les lettres. Il s’était muni d’un précis d’histoire romaine afin de se rafraîchir la mémoire sur l’empereur Constantin dont l’ombre semblait planer sur le document.

Le souverain ne s’était pas converti tout de suite au christianisme, préférant se réclamer d’Apollon « Sol Invictus », le soleil invaincu. L’empereur proclama un édit de Tolérance en 313 et en 318 où il reconnut les tribunaux. En 320, il imposa le dimanche comme jour férié et, en 325, il convoqua le concile de Nicée pour réconcilier les Chrétiens sur la douloureuse question de la Trinité. Toujours plus favorable aux adeptes du Christ, il favorisa l’installation des papes au Latran et l’édification d’une basilique sur la voie Tibérine à Saint-Laurent-hors-les-Murs. Dans les années 310, les historiens estiment qu’un tiers des Romains étaient convertis au christianisme. Constantin se heurta alors au Sénat qui estimait que de trop nombreux privilèges avaient été concédés aux Chrétiens. Pour marquer sa désapprobation, l’empereur quitta la ville et s’en alla fonder Byzance sur le Bosphore. Par la suite, les Chrétiens qui avaient été si longtemps persécutés prirent leur revanche en commençant à harceler les païens. En 346, le culte public des dieux païens fut interdit. Dix ans plus tard, leurs temples furent fermés. En 395, les dernières familles encore fidèles à l’ancienne religion romaine furent obligées de se convertir.

Le Bihan médita cet étrange retournement de l’Histoire. Que les victimes se retournent contre leurs anciens bourreaux, l’histoire n’était pas neuve. Mais que tout cela se fasse au nom de Dieu lui avait toujours semblé étrange. Laissant là ces considérations philosophiques, il se replongea dans l’ouvrage. Celui-ci faisait encore mention de la fameuse « Donation de Constantin » selon laquelle l’empereur avait abandonné sa puissance temporelle au pape. Par la suite, il apparut que le document découvert sous le règne de Charlemagne était un faux, mais il n’en eut pas moins un grand retentissement pendant une bonne partie du Moyen Âge.

L’historien referma le livre et se concentra sur le document. Celui-ci comptait une centaine de lignes, mais se divisait nettement en trois parties. Il y avait tout d’abord un texte, qui devait faire office de préambule, puis une longue liste et enfin une conclusion qui pouvait apparaître comme une sorte de postface. Quoique le latin utilisé lui semblât assez simple, il se munit d’un dictionnaire pour l’éclairer en cas de trou de mémoire. Mais la précaution se révéla inutile. Mot après mot, la traduction paraissait évidente.

Constantin empereur des Romains proclame

Pour combattre les ennemis de la Vraie Foi, il faut lutter contre ceux qui prêchent les croyances païennes. Mais il faut d’abord affronter les Dieux qu’ils vénèrent depuis la nuit des temps.

Les fidèles de la Vraie Foi ont pour mission de détruire les anciens temples et lieux de vénération afin d’y construire de nouvelles églises qui honoreront le Dieu unique.

Au cours de notre histoire, les lieux de culte ont garanti la puissance de leur clergé. En s’emparant de ces lieux, les adeptes de la Vraie Foi serviront la gloire de Dieu et bâtiront leur église pour les siècles et les siècles.

Suit alors une liste de plusieurs centaines de lieux de culte païens censés être récupérés par l’Église chrétienne.

Cette liste est destinée à demeurer confidentielle et ne sera transmise qu’aux membres du clergé qui parcourront l’empire afin d’y bâtir les nouvelles églises.

Fait à CONSTANTINOPLE en 332
Constantin Imperator

Le Bihan n’en croyait pas ses yeux. Il tenait entre les mains un des documents les plus extraordinaires de l’Histoire de l’humanité. La preuve que les Chrétiens s’étaient emparés des anciens lieux de cultes pour les détourner à leur avantage. Certes, il savait que d’anciens temples païens avaient été transformés en églises chrétiennes. Mais qui aurait pu imaginer que ces récupérations, a priori ponctuelles, découlaient d’un vaste plan préétabli, d’une stratégie de conquête spirituelle du monde ? Et comment les Cathares s’étaient-ils emparés d’un pareil brûlot ?

« Notre foi, elle, ne peut disparaître. »

Le Bihan comprenait à présent pourquoi les Chrétiens avaient fait l’impossible pour les récupérer. Si un tel secret avait été révélé, c’est tout le pouvoir de l’Église qui aurait été contesté. Il constituait la preuve indiscutable que les religions actuelles puisaient profondément leurs racines dans des croyances païennes qui, d’une certaine manière, ont survécu en changeant de nom. Décidément, tout s’éclairait sous un jour nouveau. La notion de « trésor » cathare bien sûr, mais aussi les ambitions d’Otto Rahn et le « service » qu’il aurait pu rendre à son maître Himmler. Nombre de nazis n’attendaient qu’une occasion pour mettre à terre la religion chrétienne et revenir aux anciennes croyances germaniques. Hitler avait préféré demeurer prudent sur cette question hautement sensible. Les dirigeants de l’Ahnenerbe n’avaient pas ce genre de scrupule.

Le Bihan parcourut rapidement la liste des lieux dans laquelle devaient se trouver les anciens sites de Cologne, de León, de Bruges ou de Crémone. L’historien soupira. Il se dit qu’il en aurait pour des années d’étude à étudier en profondeur ce document. Il commençait à éprouver une forme de malaise à mesure que ses yeux passaient d’une ligne à l’autre. Son regard se troublait. Le sentiment qui s’emparait de lui n’était que de la peur. Comment pourrait-il assumer la possession d’une pareille bombe ? Il ne donnerait pas cher de sa peau à partir du moment où certains l’apprendraient. Il tenta de chasser ces idées sombres de son esprit, mais son état d’euphorie propre au chercheur qui vient de faire une incroyable découverte avait bien disparu. Il se dit qu’il était bien seul. Il se heurterait autant aux croyants qu’aux impies. Il savait que certaines vérités étaient impossibles à révéler. Par curiosité, il entreprit de trouver dans la liste l’ancien nom de Montségur. Se pouvait-il que le pog tenu par les hérétiques fût lui aussi un ancien lieu de culte païen ? Mais il ne parvenait pas à se souvenir de son nom antique... Il se rappela qu’il figurait dans un ouvrage de la bibliothèque de Chenal. Tout d’un coup, l’ambiance qui régnait dans la bibliothèque était devenue étouffante. Son petit ange ne l’avait pas déçu et peut-être même, ce jour-là, en avait-il trop fait !

Le Bihan quitta l’édifice en prenant soin de ranger précautionneusement ce qu’il appelait désormais « sa bombe » entre les pages de son calepin.