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Profitant de l’agitation générale, il avait quitté la forteresse et s’était engagé sur le sentier qui serpentait à travers la nature et menait jusqu’à la route. Pour tout autre homme que lui, l’obscurité aurait rendu le chemin difficile, mais il avait l’habitude de faire cette route et il ne craignait pas de se frayer un chemin à travers la végétation. En marchant vite, le Bon Homme savait qu’il pourrait y accéder en moins de quarante minutes. Il avait décidé qu’il s’arrêterait un peu avant la route dans un endroit où il avait repéré un arbuste suffisamment fourni pour se cacher et assez dégagé pour viser correctement. Il jeta un coup d’oeil sur sa montre dont les aiguilles réfléchissaient la clarté de la lune. Il était proche du but. Au lieu de continuer sur le sentier, il tourna à droite et écarta le feuillage. La cachette qu’il avait repérée la veille lui paraissait décidément parfaite. Chenal garerait la voiture en contrebas et il serait obligé de passer devant ce fourré pour mener Le Bihan au sommet du pog. À présent, ce n’était plus qu’une question de patience. Il n’avait aucune idée du temps que prendraient l’arrestation du Normand et le trajet de la voiture depuis l’hôtel des Albigeois jusqu’à Montségur. Le Bon Homme s’accroupit et commença son attente. Il avait pris sa décision seul, mais il ne la regrettait pas. Il y avait un temps pour la mise en scène et un autre pour l’action. À présent que la mission de Le Bihan était achevée, il fallait s’en débarrasser au plus vite. Il n’avait aucune confiance en tous ces adeptes qui n’obéissaient que par peur et attendaient la moindre occasion pour les trahir. Qui sait comment ils allaient réagir face à la cérémonie ? Mieux valait se débarrasser au plus vite des prisonniers et ne courir aucun risque.

Un bruissement se fit entendre, trop léger pour annoncer l’arrivée de Chenal et de Le Bihan. De toute façon, il n’y avait pas eu de bruit de moteur ni de lueur de phares dans la nuit. Il se dit qu’il devait s’agir d’un petit animal effrayé par une présence humaine. Un instant, son instinct de chasseur reprit le dessus. Il était intrigué. S’agissait-il d’un rat ou d’une belette ? Il se retourna en brandissant sa lampe torche quand un choc violent lui percuta le visage. Du plus profond de la nuit, il n’avait pas vu venir le poing qui l’avait projeté vers l’arrière. Un talon s’abattit ensuite sur son poignet droit et sa main lâcha le revolver qu’elle tenait pourtant encore fermement.

— Quel dommage ! dit l’homme qui avait bondi derrière lui.

— Karl ?

— Je t’avais prévenu que je ne tolérerais plus aucun acte d’insubordination à mon égard. Tu as non seulement bafoué mes ordres, mais tu as aussi trahi notre Ordre. Erwin, tu me déçois beaucoup !

— Je vais agir pour le bien de l’Ordre. Tu as ce que tu veux, rien ne sert de s’encombrer d’un otage qui risque de nous causer de gros problèmes.

Karl von Graf ramassa le Luger de son camarade et le plongea dans sa poche. Puis il sortit le sien et braqua doucement le canon vers Erwin.

— Je préfère viser avec mon arme. Tu vas peut-être me trouver ridicule, mais je me sens plus à l’aise, cela me rassure.

La sueur perlait sur le front d’Erwin. Il ne parvenait pas à imaginer que la scène qu’il jouait était bien réelle.

— Karl... Tu ne vas pas ? Tu ne peux pas...

— Tu ne m’en laisses malheureusement pas le choix. Je te le répète, tu me déçois profondément, Erwin. Je t’ai laissé jouer au chasseur, mais tu as outrepassé mes ordres pour satisfaire ton instinct primaire de tueur.

— Mais, souviens-toi de Varsovie ! Je t’ai sauvé la vie !

— Oui et je t’en ai assez remercié. Tu vois, Erwin, pour un SS, le problème n’est pas de tuer, c’est de tuer sans en avoir reçu l’ordre. Tu appartiens à la race des exécutants. Ta mission a toujours été d’obéir sans discuter. Il ne fallait pas t’en écarter.

Alors qu’il finissait sa phrase, son doigt imprimait une pression sur la gâchette. Il se dit qu’il ne fermerait pas les yeux.

— Au revoir, Erwin. Sieg heil Wherwolf !

La détonation retentit dans la nuit. Erwin venait d’être abattu comme un animal couché à terre. Loin de ses terres de Westphalie, le chasseur s’était transformé en gibier. Karl ne tarda pas pour remonter au sommet du pog. Il devait ordonner aux frères de venir récupérer le corps.