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Depuis qu’il avait reçu l’étrange appel téléphonique, Le Bihan n’était plus tout à fait lui-même. Il devenait plus taiseux et ne passait plus de longues heures à ferrailler avec le proviseur pour remettre l’intégralité du système d’instruction français en cause. Dans un premier temps, il avait fait le choix de suivre une vie sociale normale. Après une mémorable gueule de bois qui lui avait valu un solide mal de tête un jour de contrôle, il avait décliné deux invitations de son ami Joyeux et préféré passer ses soirées chez lui. Plus grave, il n’avait même pas cherché à aborder la jolie Mademoiselle Félix qui remplaçait la professeure de musique partie depuis quelques jours en congé de maternité. Non, Le Bihan avait la tête ailleurs. Quelque part entre Montségur et Puilaurens, sur une carte de son dictionnaire encyclopédique Larousse.

« Notre foi, elle, ne peut point disparaître. »

Sans trop oser se l’avouer, Le Bihan attendait. Il avait hâte de rentrer chez lui, chaque soir après les cours, pour guetter un nouveau coup de téléphone. Elle ne lui avait parlé que quelques secondes, mais sa voix l’obsédait. Qui était donc la mystérieuse Philippa ? Et que cherchait-elle ? La réaction (somme toute légitime) de Joyeux l’avait dissuadé de revenir sur le sujet avec son ami. Mais celui-ci n’était pas aveugle et encore moins idiot. Il avait compris que la raison du changement de comportement de Le Bihan était liée à l’incroyable fable qu’il lui avait racontée. Pour autant, il préférait ne pas l’importuner en se disant que cette idée fixe finirait bien par lui passer, comme tant d’autres avant elle.

Ce jour-là, Le Bihan avait mis un peu plus de coeur à l’ouvrage. Le moment était venu d’aborder avec ses élèves l’épisode de la conquête de l’Angleterre et de l’épopée du duc Guillaume à travers la tapisserie de Bayeux. Les événements qu’il avait vécus pendant la guerre et qui l’avaient conduit à étudier de très près le précieux document lui donnaient toujours envie de partager sa passion avec les jeunes. Bien sûr, tous n’étaient pas passionnés par le sujet, mais il se disait que s’il réussissait à en intéresser un ou deux, il n’avait pas tout à fait perdu son temps. Plus que toute autre chose, il aimait partager la connaissance de sa région et la curiosité de son histoire. Malgré les origines bretonnes de sa famille, Le Bihan était devenu plus normand qu’une bolée de cidre fermier et il était d’avis que, dans une nation aussi jacobine que la France, il était temps de se replonger dans les racines des terroirs et des régions.

Le cru 1952 paraissait être une bonne année. Ce matin-là, les questions des élèves avaient fusé. Tout semblait les intéresser : la mort du roi Édouard, la trahison d’Harold, l’expédition du duc de Normandie, la bataille d’Hastings, l’établissement des Vikings en terre normande, la mort de Guillaume... Le Bihan n’en attendait pas tant. Il était tellement – et heureusement – surpris qu’il s’engagea à organiser une visite de la tapisserie avec la classe. Et tant pis pour le proviseur qui jugeait inutile de sortir des quatre murs du collège pour aller découvrir les sujets d’étude dans leur contexte. Le Bihan développait des théories aussi personnelles que modernes sur la transmission du savoir et il était convaincu de leur pertinence.

Quand il rentra chez lui, il était donc d’excellente humeur. Il fit un détour par la boulangerie et s’offrit son péché mignon à déguster le lendemain matin pour le petit déjeuner. Il s’agissait d’une de ces inimitables tartes aux pommes qui, à ses yeux, participaient de l’identité normande au moins autant que l’expédition de Guillaume et la tapisserie de la reine Mathilde. Il poussa la porte de la vieille maison de la rue du Gros-Horloge et s’engagea dans l’escalier.

— Monsieur Pierre !

Seule l’immuable Madame Roché l’appelait de cette manière. Toujours fidèle au poste, tapie derrière la première porte à gauche dans le couloir, rien n’échappait à son talent d’observatrice avisée de la vie de l’immeuble. Elle devait tenir une comptabilité précise des jeunes femmes qui avaient passé le pas de cette porte pour gravir les cinquante-sept marches qui les conduisaient à l’appartement du démon. Bigote et fière de l’être, Madame Roché réprouvait les moeurs modernes et estimait qu’il était de son devoir de bonne chrétienne de témoigner à la face du monde (ou à tout le moins à celle de son confesseur) des turpitudes dont elle était le témoin bien involontaire. Mais aujourd’hui, rien ne pouvait atteindre Le Bihan. Il se dit en lui-même que si les Saxons avaient pu compter sur une pareille vigie, ils auraient probablement repoussé sans le moindre problème l’invasion normande à Hastings.

— Monsieur Pierre, poursuivit-elle en bondissant hors de sa loge. On m’a porté un pli pour vous. Enfin, devrais-je dire, on a déposé ce pli à votre intention devant la porte. Sans timbre et sans nom d’expéditeur. Vous me connaissez, je suis plutôt d’un naturel assez prudent alors je me suis méfiée ! On entend tellement de choses terribles de nos jours. Et puis, il y a toujours beaucoup de passage chez vous.

— Merci, Madame Roché, tenta de couper Le Bihan qui sentait que le bénéfice de cette belle journée était sur le point d’être entamé. Je vais le prendre.

— Bien sûr, cela ne me regarde pas ce qu’il contient, mais si vous pouviez dire à votre expéditeur que cela ne se fait pas de poser un colis devant la porte d’un immeuble, ce serait très gentil à vous !

— Je n’y manquerai pas, répondit l’historien en s’emparant du colis que tenait toujours fermement sa gardienne. Passez une bonne soirée !

Le Bihan commença à monter les marches de l’escalier. S’il s’était retourné, il aurait vu que la gardienne jetait un dernier coup d’oeil au cas où il ouvrirait le fameux colis en gravissant les marches. La curiosité de la pauvre Madame Roché devait avoir été mise à rude épreuve. Quand il poussa enfin la porte de son appartement, Le Bihan commença par aller poser sa tarte aux pommes dans la cuisine, puis il se dirigea vers le salon. Pour la première fois depuis plusieurs jours, il ne réserva pas son premier regard au combiné téléphonique. Cette fois, c’était le fameux colis qu’il observait comme un nouveau mystère. Il sourit en se disant que la gardienne avait dû le palper dans tous les sens pour déterminer de quoi il s’agissait. La question n’était d’ailleurs pas très difficile à trancher puisque la forme rectangulaire et la rigidité du paquet portaient à croire qu’il s’agissait d’un livre. D’humeur mauvaise à l’encontre de la Mère Roché, Le Bihan se dit que sa concierge toujours plongée dans ses illustrés sentimentaux à deux sous n’avait peut-être jamais tenu un livre en main.

Il avait assez joué avec sa curiosité. Il déballa le papier brun avec précaution et s’aperçut que l’ouvrage était bien emballé. L’expéditeur avait même pris soin d’en faire plusieurs fois le tour avec une grosse ficelle bleue et blanche pour le protéger. Il fallut encore quelques secondes de patience pour que le titre se révélât. Quatre mots : Croisade contre le Graal et le nom d’un auteur Otto Rahn. L’un et l’autre ne lui disaient rien. De quoi pouvait-il bien s’agir ? En ouvrant le livre, Le Bihan remarqua que la première édition du livre était parue en langue allemande en 1933 sous le titre Kreuzung gegen den Graal. En feuilletant l’ouvrage, il comprit rapidement qu’il y était question de Cathares, de forteresses et probablement d’un trésor disparu.

Cette fois, il porta instinctivement son regard vers le téléphone. Et s’il sonnait ?

Dring !

Le Bihan bondit hors de son fauteuil et tendit le bras pour décrocher le cornet.

— Allô ? Oui ? Pierre Le Bihan à l’appareil.

— Quel enthousiasme ! s’exclama Joyeux. Comme tu semblais de meilleure humeur aujourd’hui, je me demandais si tu étais prêt à me rendre ma tournée de l’autre soir. Tu sais ce qu’on dit : les bons comptes font les bons...

— Tu tombes très mal, répondit Le Bihan en regrettant d’avoir décroché. Là, je ne peux pas, je suis...

— Tu es en galante compagnie ?

— Euh oui, c’est ça, oui. Je t’expliquerai.

— Alors, je comprends, veinard ! rigola Joyeux, pas rancunier. Tu vois, cela me rassure de constater que tu es redevenu fidèle à toi-même. Parce que, avec toutes ces histoires de Cathares, tu commençais à m’inquiéter.

Le Bihan raccrocha et alla se rasseoir dans son fauteuil. Il commença à lire ce livre dont il n’avait jamais entendu parler. Comme la nuit promettait d’être longue, il se dit qu’il ne patienterait pas jusqu’au lendemain matin pour déguster la tarte aux pommes qui n’attendait que lui sur la table de la cuisine.