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Berlin, 1938

Cher Jacques,

La nature ne m’a pas doté d’un physique de sportif. Il m’a même fallu endurer de nombreuses moqueries à l’école et puis au collège, mais avec le temps, je pense avoir acquis une authentique force d’âme. Je suis né en 1904 à Michelstadt dans le Hesse et je me rappelle très bien les privations que nous avons endurées pendant la guerre. Pour m’évader des rigueurs du quotidien, je lisais des histoires de chevaliers qui partaient combattre de terribles dragons et allaient délivrer leur belle. Déjà, à cette époque, le Moyen Âge me passionnait.

Plus tard, lorsque je suis entré à l’université, j’ai naturellement choisi de m’orienter vers des études de lettres. J’ai toujours senti en moi une double attirance pour le monde germanique et latin. Cela se traduisit à la fois par une option en Romanistik (littérature de langue romane) et un intérêt de plus en plus affirmé pour les anciennes légendes germaniques. Je m’enflammais pour Richard Wagner et plus précisément pour son oeuvre qui allait devenir ma préférée : Parzifal.

L’opéra du Maître me mena évidemment au grand Wolfram von Eschenbach et au thème de la quête du Graal. Enthousiaste, je décidai d’en faire le thème de mon doctorat. A force de recherches et de rencontres avec des spécialistes de la question, je réussis même à ouvrir de nouvelles pistes sur les relations entretenues par les troubadours du monde latin et nos Minnesängers germains. Le point de convergence entre ces deux univers que tout semblait opposer n’était autre que le glorieux peuple wisigoth qui occupait à l’époque le sud-ouest de la future France.

Par la suite, j’ai fréquenté le milieu artiste de Berlin qui était alors la capitale intellectuelle de l’Europe. Je me consacrais à la littérature et au théâtre. Berlin riait, chantait et dansait à s’étourdir, mais la futile capitale ne voyait pas qu’autour d’elle l’Allemagne souffrait. Les communistes et les nazis essayaient de récolter les fruits de cette situation désespérée. Pour ma part, je me préoccupais peu de politique à l’époque. J’étais parti vivre en Suisse pour y gagner ma vie comme professeur de langue. Je me souviens y avoir été très malheureux. Ma vie était morne alors que j’étais impatient de réussir, de prouver au monde l’étendue de mon talent et de mes connaissances. Hélas, je ne recevais que des réponses négatives des journaux auxquels j’envoyais ma prose. Il fallait absolument que je bouge pour forcer le destin.

Tout changea lorsque je me rendis à Paris. J’avais pris mes habitudes à la Closerie des Lilas, le bistrot où se donnaient rendez-vous à l’époque tous les intellectuels de passage à Paris. J’eus l’occasion d’y rencontrer Maurice Magre, le célèbre romancier toulousain qui me parlait avec passion des Cathares et surtout de leurs mystères qui restaient à ce jour inexpliqués.

Grâce à Maurice Magre, j’eus la chance de rencontrer l’exquise comtesse de Pujol-Murat dans son château de Lalande. L’aristocrate me dit que des Wisigoths et des Cathares faisaient partie de sa propre famille. Un soir, alors que je dînais chez elle avec quelques amis, elle me confia descendre en droite ligne d’Esclarmonde de Foix qui fut une véritable héroïne du catharisme. La comtesse murmura qu’elle voyait souvent en songe son ancêtre errer sur les remparts de la forteresse de Montségur. Je nouai une authentique complicité avec la châtelaine chez qui je m’étais installé. Nous avions même aménagé une chambre noire afin de développer les clichés que je prenais pendant la journée. Un soir, elle me prit la main et me demanda de lui jurer de poursuivre l’oeuvre de sa vie en réhabilitant ses ancêtres. Je la regardai avec la droiture d’un chevalier prêtant serment et m’engageai à aller jusqu’au bout de ma quête.

Ton dévoué,

Otto Rahn