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Berlin, 1938

Cher Jacques,

Ma décision était prise. Je signai un bail annuel de quinze mille francs payable en trois fois et je m’engageai à équiper l’immeuble d’eau courante – chaude et froide – dans un délai de deux ans. Après quoi, je pris la gestion de l’hôtel-restaurant des Marronniers situé à Ussat-les-Bains. Mes amis proches s’étonnèrent de ma décision et pensèrent que j’avais décidé de changer de vie. Plutôt que de les détromper, je choisis de ne rien révéler de mes motivations profondes.

Je n’avais aucune envie de me transformer en hôtelier au service d’une clientèle exigeante. Ce qui m’intéressait, c’était la situation de l’établissement. Elle se révélait idéale si je voulais poursuivre mes recherches dans la grotte de Lombrives sans devoir nécessairement passer par l’intermédiaire de mon cher ami Antonin Gadal. Notre entente était encore bonne, mais, à plusieurs reprises, je sentis que nous étions sur le point de devenir concurrents. Il ne pouvait pas y avoir deux découvreurs du trésor des Cathares et j’étais bien décidé à remporter la partie.

En attendant, il fallait bien que j’apprenne un métier auquel je ne connaissais rien. J’ai commencé par engager mon équipe. Il y avait mon chef Paul aidé par une jeune fille de Cazenave, prénommée Jeanne. Malgré ses manières provinciales un peu brusques, j’avais confié à l’énergique Louise le soin de servir à table et de s’occuper des chambres. J’avais aussi recruté Betty, une Parisienne blonde et ambitieuse qui donnait un coup de main au service et à l’accueil. Enfin, j’avais embauché un serveur nègre que j’avais affecté au bar.

À cette époque, la région bénéficiait d’une excellente réputation dans le milieu des curistes et j’en avais déduit qu’il serait facile de remplir l’hôtel pour rembourser mon emprunt. Je compris rapidement que mon ambition était parfaitement démesurée. Non seulement les clients manquaient, mais je découvris à quel point il était difficile de diriger une équipe qui connaissait le métier aussi peu que moi. Pour autant, je résolus de ne rien changer au fonctionnement de mon établissement. Le but de ma quête était ailleurs et il m’accaparait chaque jour davantage.

Parmi tous les membres de mon personnel, j’ai surtout eu à me plaindre de Betty. La Parisienne n’était guère aimable avec les clients. De plus, je la soupçonnais d’être malhonnête. Un temps, je me suis même demandé si elle ne cherchait pas à connaître les véritables motivations de ma présence à Ussat-les-Bains. Je dois à l’honnêteté de préciser que la suite allait me montrer que j’avais eu tort de me méfier d’elle.

À mesure que mes affaires périclitaient, il devenait de plus en plus évident pour les habitants de la région que je courais à la faillite. Je fis de mon mieux pour garder la tête haute, mais la chose était d’autant moins aisée que je travaillais sans relâche. Il fallait non seulement faire tourner l’hôtel, mais surtout poursuivre mes recherches qui constituaient la véritable raison de ma présence à Ussat. De ce côté-là, heureusement, je progressais à grands pas. Armé d’une lampe torche, j’organisais chaque nuit des expéditions secrètes au coeur de la grotte sans que personne en sache rien. Et j’y trouvai bientôt la confirmation de mes pressentiments : la grotte de Lombrives avait bel et bien abrité le repli des Cathares échappés de Montségur.

Le grand tournant de l’histoire se situe le 15 mars 1244, la nuit où quatre Parfaits réussirent à quitter le château de Montségur assiégé par les troupes du roi de France en emportant le Graal sur lequel veillaient les Cathares. Il ne fait aucun doute qu’après s’être échappés, ils ont d’abord cherché refuge dans la région. Heureusement pour eux, ils bénéficiaient de nombreux appuis et ne tombèrent pas entre les mains de leurs ennemis. Je suis convaincu qu’ils gagnèrent la grotte de Lombrives et qu’ils s’y cachèrent le temps que les troupes royales quittent les environs du castel. Je possède la preuve que ces hommes ont quitté Montségur en emportant le trésor inestimable, celui que des générations d’hommes recherchent depuis sept siècles.

Beaucoup d’hypothèses ont été écrites à son propos. La plupart des historiens ont assimilé le Graal au calice taillé dans la pierre d’émeraude de la couronne de Lucifer tombée sur la terre quand il fut chassé du paradis. Les Cathares étaient les dépositaires de ce trésor et défiaient ouvertement la puissance de l’Église de Rome. Les croisés qui pensaient avoir vaincu l’hérésie échouèrent dans leur tentative de le récupérer. Au vingtième siècle, moi, Otto Rahn, je sentais que j’aurais bientôt à portée de main le Graal tellement convoité que je m’étais juré de découvrir. J’étais décidé à poursuivre mes recherches jusqu’au bout, quoi qu’il pût m’en coûter.

Mais il fallait que je veille à ne pas trop éveiller la curiosité de mes ennemis. Ceux-ci étaient déterminés à combattre ma quête par tous les moyens.

Ton dévoué,

Otto Rahn