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Profitant du trajet, Le Bihan prit quelques notes dans son petit carnet. Avec méthode, il énuméra toutes les pièces du puzzle qu’il s’acharnait à rassembler. L’historien avait beau varier les combinaisons, deux éléments revenaient invariablement au sommet de sa liste : les Cathares et les nazis. Pourquoi ces deux mots que rien ne rapprochait a priori lui paraissaient-ils associés de manière aussi évidente ? Depuis la fin de la guerre, Le Bihan avait décidé de tourner la page. Les circonstances l’avaient amené à affronter les hommes de l’Ahnenerbe, l’institut créé par Himmler pour mener des recherches sur les ancêtres de la race aryenne. L’espace de quelques mois, il était entré dans la peau d’un autre homme. Il n’avait plus été le jeune historien, futur professeur respectable d’une ville de province, mais un résistant qui se battait sur le terrain de l’archéologie et du mystère de l’Histoire. A la fin de la guerre, Le Bihan comprit que sa guerre était finie. Il avait rencontré une femme qui lui avait fait découvrir l’amour, mais elle avait eu moins de chance que lui. Avec les années, il avait le sentiment que le souvenir du visage de Joséphine s’estompait peu à peu. Il avait tourné la page et, à présent, il plongeait délibérément dans une nouvelle histoire. Ne craignait-il pas de réveiller des fantômes qu’il tentait de reléguer aux confins de sa mémoire et de son oubli ? Sept ans après la fin de la guerre, Le Bihan était prêt à se confronter une nouvelle fois à ces pseudo-scientifiques tout dévoués à la cause idéologique du Reich.

Le taxi arriva au petit bourg de Saint-Paul-de-Jarrat. Encore perdu dans ses pensées, Le Bihan découvrit l’hôtel des Albigeois. Il se trouvait un peu à l’écart, à l’entrée du village. La demeure lui parut d’emblée plus sympathique que l’hôtel de la Source avec son crépi jaune et ses volets bruns vernis de fraîche date. Le Bihan monta les six marches du petit perron et tira la petite cloche. Un homme souriant, âgé d’une cinquantaine d’années, ouvrit la porte. Il devait venir de sa cuisine puisqu’il s’essuyait les mains avec un torchon rouge lorsqu’il salua son nouveau client.

— Vous voici arrivé ! s’exclama-t-il en découvrant de belles dents blanches et régulières que soulignait encore sa carnation foncée. Vous avez fait bon voyage, Monsieur Le Bihan ?

— Oh, le voyage fut court, répondit l’historien. Mais suffisant pour admirer votre belle région.

— Déposez donc votre valise et débarrassez-vous, lui dit-il en le faisant entrer dans la réception de l’hôtel. Je vais vous servir un petit verre pour vous requinquer. Un petit verre de calva, ça vous dit ?

— Avec plaisir !

Georges Chenal alla chercher la bouteille dans la salle à manger et un verre. Pendant ce temps, Le Bihan jeta un coup d’oeil sur le décor. Les murs de la réception étaient décorés de gravures liées à l’histoire du Languedoc. Figures héroïques et châteaux réputés inexpugnables n’étaient pas seuls à accueillir les clients. Il y avait aussi une ancienne roue de charrette et deux sièges en bois pourvus de coussins recouverts d’un tissu jaune un peu criard qui conférait à l’ensemble une tonalité résolument rustique. Au fond de la pièce et juste à côté de l’escalier, se trouvait le comptoir de bois avec quelques cartes postales aux bords dentelés vantant les mérites de sites de la région, le téléphone et derrière, suspendue au mur, une petite étagère de bois destinée à recueillir les clés des chambres. Georges Chenal revint avec la bouteille de calvados. Il servit généreusement Le Bihan et l’invita à s’asseoir. Il prit place à son tour dans un siège face à lui.

— Votre sens de l’hospitalité contraste avec celui de vos collègues d’Ussat, dit Le Bihan.

— Il ne faut pas trop leur en vouloir, répondit-il. Ussat-les-Bains est une petite ville, mais elle est souvent prise d’assaut par les curistes. Alors, vous savez, ils ont parfois tendance à oublier que ce sont les clients qui les font vivre. Vous comptez rester longtemps ?

— Une semaine, répondit Le Bihan avec aplomb comme s’il cherchait surtout à se convaincre lui-même.

— À la bonne heure ! Vous verrez, c’est plutôt calme pour l’instant. Je n’ai que deux chambres louées cette semaine ! Un couple d’habitués et un monsieur de passage, un adepte de la marche, très calme.

Chenal était visiblement satisfait de tailler un brin de causette avec un nouveau venu. Il resservit un verre de calva à Le Bihan.

— Si ce n’est pas trop indiscret, qu’est-ce qui vous amène en notre belle région ? Si ce n’est pas la vertu de nos eaux, cela ne peut être que nos fiers et tragiques Cathares. Je me trompe ?

— Eh bien, répondit Le Bihan un peu troublé et qui ne s’attendait pas à pareille clairvoyance, oui, je m’intéresse aux Cathares. J’aimerais mieux comprendre ce qui leur est arrivé. Et aussi visiter les lieux qu’ils ont habités.

— Vous ne pouviez pas mieux tomber que chez moi, s’exclama Chenal en levant les bras, emporté par son enthousiasme. Ce n’est pas pour rien si mon hôtel s’appelle les Albigeois. Tenez, suivez-moi !

Le Bihan finit son verre et se dit que l’ivresse qu’il sentait poindre en lui l’aiderait peut-être à poser des questions indiscrètes. L’hôtelier l’invita à le suivre dans une autre pièce, à l’arrière de la salle à manger. Elle était décorée d’une grande table de bois massif, de trois fauteuils à l’aspect confortable malgré leur assise un peu défoncée et d’une bibliothèque dont les rayonnages étaient remplis de livres classés par thèmes : histoire, architecture, religion.

— Regardez, ici se trouvait le salon. Mais au fil des années, j’ai accumulé tellement de livres que j’en ai fait la bibliothèque de l’hôtel. Libre à vous de vous y installer et de consulter tous les ouvrages que vous voulez.

Et Chenal ajouta sur un ton qui se voulait solennel :

— Une grande partie de la mémoire cathare se trouve contenue dans ces pages. Certains volumes sont même devenus introuvables !

— Et les lieux ? demanda Le Bihan. Je voudrais aller à Montségur.

— Vous avez de la chance, répondit Chenal avec enthousiasme. J’ai passé toute mon enfance à jouer dans les ruines de la forteresse ! Je vous composerai un itinéraire dont vous me direz des nouvelles. Vous savez, les touristes ont l’impression de tout visiter, mais ils passent souvent à côté des véritables trésors. A propos de trésor, parlons des choses importantes : vous voulez dîner à quelle heure ?

— Euh, huit heures, c’est bon ?

— C’est comme si c’était fait. Bon, j’arrête de vous embêter et je vous laisse vous installer. Je vous ai réservé une belle chambre avec vue sur le massif montagneux. Vous m’en direz des nouvelles !

En grimpant les escaliers, Le Bihan se sentit de bonne humeur. Peut-être était-ce l’effet du calva, mais il se dit qu’il ne risquait rien à poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Vous avez connu Otto Rahn ?

Chenal ralentit légèrement le pas avant de se retourner pour lui répondre.

— Ce pauvre Otto ! Eh oui, il y en pas mal qui se sont brûlé le cerveau à force de vouloir percer le secret des bûchers des hérétiques. Vous avez parlé de lui à Ussat ? Je comprends mieux pourquoi ils ont voulu se débarrasser de vous ! Ne vous en faites pas, je vous raconterai ce que je sais à son propos. Tenez, voici les clés. La douche se trouve au fond du couloir, à côté des toilettes. Nous nous voyons à huit heures !

Le Bihan ne regretta pas d’avoir posé sa question gênante. Il examina la chambre. Un tableau était accroché au-dessus du lit. Cette fois, plus question de porteuse d’eau, il représentait une forteresse qui émergeait au-dessus des nuages, comme une nef de pierre accrochée entre le ciel et la terre. Sur la petite plaquette de cuivre clouée au bas du cadre étaient gravés trois mots : « Forteresse de Montségur. »