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Pour préparer sa visite du lendemain, Le Bihan avait jeté son dévolu sur un gros volume relié dont le titre avait éveillé sa curiosité : la tragédie de Montségur. Avant de se mettre au lit, il jeta un coup d’oeil au petit réveil dont il ne se séparait jamais et constata qu’il n’était que dix heures et demie. Il fut satisfait à l’idée qu’il pourrait encore lire une ou deux heures sans problème. Au moment où il ouvrit le volume, un petit coup se fit entendre à la porte de sa chambre.

Toc !

Il fut suivi de la voix de l’épouse de Chenal.

— Monsieur Le Bihan ? Téléphone pour vous à la réception !

L’historien quitta son lit et alla ouvrir la porte. Martine Chenal était là, devant lui, toujours aussi douce et souriante.

— Je suis désolée, dit-elle, nous n’avons qu’un combiné. Il est à la réception !

— Mais c’est moi qui suis désolé, répondit Le Bihan. Je me demande qui peut m’appeler à cette heure. Je n’ai pourtant dit à personne que je logeais chez vous !

Le Bihan descendit les marches et saisit le téléphone. Pendant ce temps-là, la patronne alla continuer la mise en place du petit déjeuner dans la salle à manger.

— Allô ?

— Bonsoir, Messire Le Bihan !

Cette voix ! Il n’y avait aucun doute possible !

— Philippa ! C’est vous ? demanda l’historien.

— Pardonnez-moi, je ne puis parler trop fort. Ils ne sont pas loin. Vous êtes un Bon Homme, j’en suis sûre. Vous devez nous venir en aide. Avez-vous décidé de vous rendre à Montségur ?

— Oui ! s’exclama-t-il. J’y vais demain matin, mais... où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

— Alors, poursuivit-elle sans répondre à sa question, soyez à midi dans la citerne, dans la partie basse du donjon. Postez-vous précisément à la fenêtre nord-ouest.

— Mais répondez-moi d’abord ! insista Le Bihan. Qui êtes-vous ? Et qui était l’homme d’Ussat ? Qu’ont-ils fait de son corps ?

— Notre Bon Homme n’a pu recueillir le consolament. Nous prions pour lui avec ferveur.

Le Bihan commençait à être excédé. Toutes les questions qu’il posait ne recevaient jamais de réponse. D se dit qu’une menace serait peut-être de nature à la contraindre de répondre.

— Philippa, dit-il sur son ton le plus menaçant. Si vous ne me dites pas qui vous êtes ni ce que vous me voulez, je ne viendrai pas au rendez-vous demain. Et je vais prévenir la gendarmerie. C’est compris ?

— N’en faites rien ! Surtout pas la police ! (La voix de Philippa se fit tout d’un coup craintive.) Mais ils arrivent ! Pardonnez-moi. Ayez la foi ! De grâce ! Aidez-nous !

Clic !

Philippa avait raccroché le téléphone. Une fois encore, Le Bihan n’en saurait pas plus. Ou en tout cas, pas encore ce soir. Il tâcha de se remémorer deux mots qui l’avaient marqué pendant leur courte conversation. Il y avait d’abord l’expression « Bon Homme ». Il avait lu que c’était la manière pratiquée par les Cathares et très courante au Moyen Âge de désigner les religieux. Et puis, il y avait l’autre mot : « consolament ». L’expression le laissait davantage sur sa faim. Le Bihan reprit le livre consacré aux Cathares et chercha le chapitre qui y était consacré. Il trouva facilement une définition du mot qui désignait l’unique sacrement reconnu par les Cathares. Les fidèles le recevaient par imposition des mains. Il était délivré aux novices, mais c’est surtout auprès des mourants qu’il prenait tout son sens. Le consolament leur garantissait la « bonne fin », autrement dit le salut dans une forme d’extrême-onction qui déliait les péchés et apportait le salut de l’âme. De toute évidence, le pauvre type transpercé par la flèche n’avait pas eu la chance de recevoir un pareil sacrement.

Tandis qu’il commençait à lire l’ouvrage consacré à Montségur, le son de la voix de Philippa lui revint à l’esprit. Elle était douce et pure, presque cristalline.

« Vous êtes un Bon Homme, j’en suis sûre. »

Les mots qu’elle utilisait étaient simples, quelquefois datés, mais elle ne parlait pas la langue d’oc du temps jadis. De toute évidence, celle qui se faisait appeler Philippa jouait un personnage, comme au théâtre. Mais dans quel but ? Et surtout, pourquoi avait-elle aussi peur ? Sans s’en apercevoir, Le Bihan commençait à être séduit par cette apparition qui se manifestait aux moments où il s’y attendait le moins et qui l’intriguait tellement.