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Berlin, 1938

Cher Jacques,

L’homme qui influença en grande partie ma vie s’appelait Maurice Magre. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer le nom de ce grand écrivain qui sut déceler et attiser la flamme qui brûlait au plus profond de mon âme. À l’époque où j’étais à Paris, Magre avait réuni autour de lui des érudits qui s’intéressaient à l’histoire des Cathares. J’éprouvai comme une révélation en réunissant le thème de mes études et les dernières recherches menées par un aussi grand savant. J’avais déjà pleinement conscience que le but ultime de ma vie serait la quête du Graal.

Dès les premiers jours que je passai à Ussat-les-Bains, je compris que je n’étais pas le bienvenu. Tous mes amis m’avaient parlé du caractère particulier des habitants de la région, mais je n’imaginais pas à quel point il serait difficile de se faire accepter. Je me suis souvent demandé pourquoi des gens simples n’élevaient pas leur âme en habitant des lieux autant chargés d’histoire. Ferment-ils les yeux au point de devenir aveugles ? Malgré ma bonne connaissance de la langue française et, je l’affirme, ma volonté de m’intégrer, je restais pour tous « l’Allemand ». C’est d’ailleurs le surnom le plus sympathique que j’ai conservé dans la région.

Après avoir quitté le château de la comtesse de Pujol-Murat, à la suite de divergences de vues, je me suis installé dans une petite pension de famille « Lauriers, roses et tilleuls » tenue par une dénommée Louise. J’avais déjà visité Foix, Pamiers, Lavelanet et Mirepoix et je commençais donc à bien connaître la région. J’avais aussi eu l’occasion de passer une dizaine de jours à Montségur, mais j’y reviendrai en détail plus tard.

Comme je le disais, les gens de la ville me considéraient avec méfiance. Les Ussatois auraient pourtant été bien avisés de m’accueillir avec davantage de courtoisie. La station tournait encore correctement à l’époque, mais des critiques commençaient à se faire entendre. Selon certains habitués, Ussat-les-Bains était condamnée à ne plus être que le pâle reflet de ce qu’elle avait été. Il en va des cures thermales comme des artistes de variété et des chapeaux des élégantes, les modes passent et les vagues les plus fortes finissent toujours par retomber.

Heureusement, ma sombre vision de la cité ariégeoise changea lorsque mon chemin croisa celui d’Antonin Gadal qui était une autorité dans la région. D’un tempérament rugueux, l’homme en imposait. Instituteur à la retraite, il dirigeait l’établissement thermal et se chargeait de la gestion touristique de la grotte de Lombrives. À Ussat-les-Bains, certains pensaient qu’il s’était considérablement enrichi, mais ils se trompaient. Gadal aimait ses grottes et il avait même manqué de se ruiner en électrifiant Lombrives à ses frais. Malgré tous ses efforts, il n‘y eut jamais assez de touristes pour lui permettre de rembourser son investissement. Gadal connaissait mieux que quiconque l’histoire de sa commune et de ses environs. Il ne ménageait pas ses efforts pour explorer les secrets de sa terre. Dès notre première rencontre, nous nous sommes tout de suite bien entendus. L’homme avait dépassé la cinquantaine, mais il m’impressionnait par sa résistance physique. La nature l’avait doté de solides jambes qui lui permettaient de traverser les rivières, d’enjamber les éboulis dans la montagne et de parcourir de grandes distances à rythme soutenu. On ne dira jamais assez l’importance d’entretenir une bonne condition physique, même pour un intellectuel.

Je me souviens bien d’une de mes premières expéditions avec Gadal. Nous n’avions rien laissé au hasard. Je portais une chemise de toile, un gros pull-over et un pantalon genre golf en laine. J’avais investi dans une paire de chaussures suisses à clous, deux accessoires indispensables pour mener notre périple. Je me rappelle que mon sac pesait lourd. Il était garni de cordes, de piolets, de marteaux, de lampes à acétylène, de crayons, de papier, de couverture et de bougies. La propriétaire de la pension de famille où je logeais m’avait donné du pain, du saucisson, de la salade de haricots et même un peu de pastis. Pour finir, je n’oubliai pas ma provision de cigarettes, viatique indispensable pour le grand fumeur que j’ai toujours été.

Lestés de plus de trente kilos, nous nous sommes lancés dans la montagne avec la foi des conquérants. J’étais convaincu que cette innocente randonnée prendrait un jour des airs glorieux de conquête. Les Cathares avaient possédé le Graal et ils en avaient transmis le message par un procédé que j’ignorais encore au grand poète germanique Wolfram von Eschenbach dont s’était inspiré plus tard le génial Wagner. Il ne me restait plus qu’à découvrir le lien qui unissait ces hommes d’exception au plus grand mystère de tous les temps.

Comme je l’ai déjà dit, j’étais loin d’être sportif, mais je n’éprouvai pas trop de difficulté à arpenter les montagnes et à m’engouffrer dans les grottes de la région. Porté par la force de sa volonté, l’homme est capable d’accomplir de grands exploits. Mais sans Gadal, je n’aurais jamais pu découvrir toutes les merveilles et les secrets de ces grottes fabuleuses. Dans le pays, les gens disaient qu’il s’agissait du domaine d’Antonin. Il en connaissait le moindre recoin, la plus petite faille et surtout tous les dangers d’éboulis. Au début, je tâchais de rester évasif sur les motivations profondes de mon intérêt pour la région, mais par la suite, je me décidai à lui ouvrir mon coeur. Loin d’être inquiété par mes projets, il se montra encore plus coopératif.

Dans sa maison, Gadal possédait aussi une bibliothèque très riche et même un petit musée personnel où il conservait ses découvertes les plus dignes d’intérêt. Il était un vrai précurseur et, à ce titre, il fut toujours un incompris. Il se heurta à des professeurs butés qui ne prêtaient foi qu’aux versions rassurantes de l’histoire officielle. Mais Gadal savait qu’il existe un souffle profond venu de la terre qui dépasse les faits tangibles. Il savait que, contrairement aux hommes, la terre ne ment jamais. Il avait compris que le Languedoc avait été le berceau d’une tragédie dont l’écho continuait à se perpétuer à travers les siècles et que seuls les hommes dotés d’une longue mémoire étaient capables de comprendre.

Même si des différends nous ont quelquefois opposés, je tenais à rendre hommage à cet homme dont les illuminations m’ont grandement aidé sur la voie de la vérité.

Ton dévoué,

Otto Rahn