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Pour la troisième fois depuis le début de la journée, Chenal frappa à la porte de Le Bihan. Et pour la troisième fois, il ne reçut aucune réponse.

— Monsieur Le Bihan ? tenta encore l’hôtelier. Je vous ai préparé quelque chose à manger. Je suis sûr que cela vous plaira. Vous verrez, c’est très simple. Il s’agit d’un petit morceau de pain grillé avec du confit d’oie que m’envoie mon cousin de Mirande. Vous m’en direz des nouvelles !

Personne ne semblait bouger dans la chambre, mais Chenal refusa de s’avouer vaincu. Il se mit à tambouriner sur la porte.

— Je sais que cela ne me regarde pas, mais vous devriez sortir ! poursuivit-il. Cela fait déjà deux jours que vous restez enfermé dans cette chambre ! Si je peux faire quelque chose, dites-le-moi ! On commence à s’inquiéter, ma femme et moi !

Le bruit caractéristique de la clé tournant dans la serrure accompagné du choc du porte-clés en bois sculpté d’une croix albigeoise heurtant contre la porte, rassura l’hôtelier. Le Bihan apparut devant lui, les traits tirés et le bas du visage mangé par une barbe de deux jours. Chenal n’attendit pas d’y être invité pour rentrer dans la chambre et poser le plateau sur la table. La pièce était plongée dans la pénombre et il ouvrit les tentures en laissant entrer un franc soleil dans la pièce. Le Bihan, qui ne s’attendait pas à une telle intrusion de lumière, ferma les yeux et s’assit sur son lit.

— Vous savez que vous avez inquiété notre brave femme de ménage ? poursuivit l’hôtelier sur un ton de faux reproche. Elle m’a dit que vous l’empêchiez de faire la chambre et elle a même ajouté qu’elle craignait de vous retrouver mort. Vous pouvez vous vanter de nous en avoir donné des émotions !

— Pardon, répondit sans conviction l’historien.

Chenal prit la chaise de bois placée devant la petite table qui faisait office de bureau. Il remarqua la pile de documents qui recouvrait le modeste meuble. Il y avait non seulement de nombreuses notes, des schémas représentant le plan de Montségur, mais aussi des livres qu’il avait empruntés à la bibliothèque et des articles de journaux. L’hôtelier plaça la chaise face au lit où s’était assis son client et s’assit en posant ses bras sur le dossier.

— Pierre, je sais que ce que je vais vous demander ne me regarde pas, lui dit-il d’une voix amicale. Mais voilà, je ne vous considère pas comme un client normal. Vous vous intéressez à notre région et vous aurez compris que, moi, j’ai toujours été amoureux de notre beau pays. Je sens que vous allez mal et j’aimerais vous aider, mais vous ne me rendez pas la tâche facile en vous enfermant jour et nuit dans votre chambre et en refusant de nous parler. Pierre, vous n’êtes pas seul !

Ce dernier mot rencontra une résonance particulière dans l’esprit de Le Bihan. Car c’était bien là que résidait le fond de son problème. Il se sentait seul, terriblement seul.

— C’est une longue histoire, répondit Le Bihan. Mais le plus étrange, c’est que cette histoire, qui m’est a priori complètement étrangère, me renvoie sans cesse à mon passé.

— Les Cathares ? demanda Chenal.

— Oui. Au début, il y avait les Cathares, mais après, il y a eu d’autres découvertes. J’ai retrouvé mon père et puis ma soeur... enfin, ma demi-soeur.

Chenal se leva et versa un verre de vin pour son client. Il revint vers lui de bonne humeur en lui tendant le verre.

— Mais ce sont deux excellentes nouvelles ! s’exclama-t-il. Je ne vois pas pourquoi elles vous mettent dans un état pareil !

— Disons que mon père a eu un grave accident et que ma soeur a décidé de partir.

Pendant que Le Bihan buvait son verre de vin, Chenal cherchait les mots justes. Il avait manqué de tact et se demandait comment il pourrait se rattraper.

— Excusez-moi, répondit-il sur un ton complice. Mais tout d’un coup, une idée me traverse l’esprit. Elle est peut-être saugrenue, mais je...

— Allez-y, l’encouragea Le Bihan. Il y a longtemps que j’ai renoncé à juger ce qui était saugrenu et ce qui ne l’était pas !

— Le beau Maurice, poursuivit Chenal en rassemblant son courage, c’est lui, votre père ?

Le Bihan le regarda sans trahir la moindre émotion.

— Oui. Et vous m’en avez parlé l’autre jour de manière peu flatteuse.

— C’est que, balbutia Chenal de plus en plus gêné, je ne savais pas. Vous auriez pu me le dire. Après tout, je n’ai fait que colporter des bruits qui courent dans la région. Vous n’ignorez pas comment sont les gens !

— Ne vous excusez pas, le rassura Le Bihan. Mon père était un sale type.

Chenal tiqua en écoutant son client.

— Était ? s’étonna-t-il. Vous avez dit qu’il avait été blessé. Il n’est quand même pas...

Le Bihan s’accorda une seconde de réflexion. Chenal faisait clairement son possible pour lui venir en aide. Il avait envie de tout lui raconter, mais comment justifier son silence face à la police ? Depuis le début de cette histoire, il avait eu l’arrogance de vouloir tout régler seul et il devenait de fait le complice des malfaiteurs.

— Non, décida-t-il de répondre. Il n’est pas mort. Il a eu un accident de voiture, mais il en a réchappé. Il se trouve actuellement à l’hôpital de Périgueux.

— Je suis désolé, répondit Chenal en lui tendant le fameux morceau de pain accompagné de son confit.

— Ne le soyez pas. C’est un sale type, je vous l’ai dit. Il ne mérite pas qu’on s’apitoie sur son sort.

Chenal regarda une nouvelle fois les documents étalés sur la table. Il prit le volume de Rahn, Croisade contre le Graal, et dit d’un air goguenard :

— Ce cher Rahn ! Encore un fêlé qui y a laissé des plumes, lâcha-t-il en souriant. Au fait, où en sont vos recherches ?

— Je patine, avoua Le Bihan. J’ai chaque fois l’impression d’avancer et puis je recule. À première vue, les choses paraissent simples. Enfin, je dirais qu’elles s’enchaînent de manière logique et puis surgit toujours une invraisemblance.

— C’est ce qui fait toute la fascination des Cathares, vous ne pensez pas ?

Le Bihan se leva et prit une photo. Elle représentait un homme jeune, mince et apparemment sûr de lui. Il la fixa un instant avant de poser une question.

— Alors, vous aussi, vous pensez que Rahn était fou ?

— Tous les nazis étaient fous, non ? répondit Chenal.

— On est d’accord, poursuivit Le Bihan, mais je ne parlais pas de son passage dans la SS. Je pensais plutôt à ses recherches. Je suis sûr qu’il a découvert quelque chose ! Quelque chose d’important.

— Et personne ne le saurait ?

— Là réside justement le problème. C’est comme si le fil avait été brisé à un moment donné et que nul n’avait jusqu’à présent réussi à le rétablir.

Chenal était étonné de voir que son client avait subitement repris du poil de la bête. En continuant à parler, il avait même commencé à dévorer son confit à belles dents.

— Et vous comptez le faire ?

— Pour être honnête, j’ai déjà pensé à plusieurs reprises être sur le point d’y arriver. Mais chaque fois, j’ai échoué. Il me manque encore quelques éléments. Mais il n’est pas facile de percer les secrets dans la région !